La naissance du roi Arthur
Réponds-moi, Taliesin,
chef des bardes des pays où le soleil est rouge avant de disparaître dans les
vagues de la nuit ? »
« Tu me soumets à l’épreuve, ô Merlin, le plus sage des
hommes, mais je sais que tu n’attends aucune réponse de moi. » Merlin se
mit à rire et dit : « C’est vrai. J’attends seulement que tu me dises
qui tu es. » Taliesin répondit : « Je suis ce que j’ai été, ce
que je suis et ce que je serai. J’ai revêtu une multitude d’aspects avant
d’acquérir ma forme définitive, celle que tu vois devant toi, Merlin, il m’en
souvient très clairement. J’ai été une lance étroite et dorée, j’ai été une
goutte de pluie dans les airs, j’ai été la plus profonde des étoiles, j’ai été
mot parmi les lettres, j’ai été livre dans l’origine, j’ai été lumière de la lampe,
j’ai été un immense pont jeté à travers trois vingtaines d’estuaires, j’ai été
chemin, j’ai été aigle, j’ai été bateau de pêcheur sur la mer, j’ai été
victuaille du festin, j’ai été goutte de l’averse, j’ai été une épée dans
l’étreinte des mains, j’ai été bouclier dans la bataille, j’ai été corde d’une
harpe, j’ai été éponge dans les eaux et dans l’écume, j’ai été arbre dans les
forêts. Et puis, quand les temps sont venus, j’ai été le héros des prairies
sanglantes, au milieu de cent chefs. Rouge est la pierre qui orne ma ceinture
et mon bouclier est bordé d’or. Longs et blancs sont mes doigts. Il y a
longtemps que j’étais pasteur sur la montagne. J’ai erré longtemps sur la terre
avant d’être habile dans les sciences. J’ai erré, j’ai marché, j’ai dormi dans
cent îles, je me suis agité dans cent villes… »
« Et maintenant ? » demanda Merlin. –
« Maintenant, je suis Taliesin, et je défendrai jusqu’à la fin des temps
celui qui a été mon protecteur et mon bienfaiteur, Elffin, fils du roi Gwyddno,
qui est prisonnier du roi Maelgwn à cause de moi. » – « Voilà qui est
bien dit, répondit Merlin. Mais je suis curieux de savoir comment tu vas t’en
sortir, car tu vas être obligé de te mesurer aux vingt-quatre bardes de
Maelgwn, et ce sont de rudes gaillards qui ne te feront pas de cadeau. Si tu
veux délivrer ton bienfaiteur, il te faudra user de tout ton pouvoir. Va donc
jusqu’à Deganwy et délivre Elffin de ses chaînes. Moi, je serai là pour te
voir, mais sache que jamais je n’interviendrai en ta faveur. Je saurai ainsi si
ce que tu prétends être correspond à la réalité. »
Taliesin prit congé de Merlin et s’en alla jusqu’à la cour
de Maelgwn. Le roi se trouvait dans la grande salle, en grand appareil, comme
c’était la coutume pour les princes et les rois en ce temps-là, et il présidait
un festin où coulaient à flots la bière et l’hydromel. Après être entré dans la
salle sans se faire remarquer, Taliesin alla se placer dans un coin très
tranquille, sur le passage que les bardes et les ménestrels devaient emprunter
pour aller rendre leurs devoirs au roi, comme c’était la coutume les jours de
largesse royale. Et lorsque les bardes vinrent crier
« largesse ! » et proclamer les mérites et la puissance du roi,
ils passèrent devant Taliesin. Et Taliesin leur fit une grimace et se mit à
fredonner : « Bléroum, bléroum ! », en mettant un doigt sur
ses lèvres. Les bardes ne firent pas attention à lui et continuèrent leur lente
procession jusqu’à l’endroit où se trouvait le roi, afin de lui jurer
obéissance et de prononcer les éloges habituels. Mais quand ils se furent
rangés devant le roi et qu’ils se furent inclinés, au moment de commencer leur
chant de louanges, ils demeurèrent muets, incapables de parler ou de chanter,
se bornant à faire la grimace et à fredonner sans arrêt : « Bléroum,
bléroum ! », avec un doigt sur les lèvres, comme ils avaient vu faire
Taliesin.
Maelgwn fut bien étonné de ce comportement, et il pensa
immédiatement qu’ils avaient dû largement profiter du festin pour s’enivrer.
C’est pourquoi il n’insista pas et envoya quelqu’un pour leur dire de quitter
la salle. Mais les bardes ne semblèrent pas comprendre ce qu’on leur disait et
se contentaient de répondre en fredonnant « Bléroum, bléroum ! »
avec le doigt sur leurs lèvres. Alors le roi envoya l’un de ses écuyers vers
Heinin, le chef des bardes, en lui ordonnant de le frapper pour le ramener à
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