La nef des damnes
ensanglantés et l’état de son dos montraient assez que les ordres du commandant avaient été exécutés avec énergie.
— Tenez-le ! ordonna le ra’is en voyant l’homme prêt à tomber.
Les soldats prirent l’homme sous les aisselles et le commandant s’approcha, lui maintenant le menton afin qu’il voie les dégâts sur le pont.
— Regarde ce qu’ont fait tes amis les Normands ! s’écria-t-il. Notre vaisseau est presque coupé en deux par le feu. Si tu ne veux pas finir écorché vivant, sors-nous de là.
L’homme essaya de rassembler ses esprits. Il souffrait atrocement de ses blessures et ne sentait plus ses muscles tant il avait tiré sur la poignée de l’aviron.
— Il faut envoyer d’autres hommes couper la voile et jeter à la mer tout ce qui brûle, articula-t-il avec difficulté.
— Tu me parles de sauver le navire, je te parle d’attaquer.
— Pour attaquer, il faut se débarrasser de cette voile, souffla l’autre. Il faut qu’elle tombe à la mer avant que nous fassions demi-tour ou, à cause des vents, c’est le navire entier qui prendra feu.
Le ra’is hocha la tête, puis lança ses ordres. Des officiers partirent en courant. Là-haut, les marins s’attaquaient aux derniers cordages.
— Il faut la guider vers l’eau, reprit le Franc. Dès qu’elle sera tombée, ordonnez de faire demi-tour et que les naffatun se tiennent prêts à tirer. Les Normands ne vont pas abandonner, ils reviendront très vite vers nous. Il faut aussi armer la baliste arrière et que les archers se tiennent prêts.
— Vous avez entendu ? s’écria le commandant en s’adressant à ses autres officiers. Allez, vous autres ! Et vite !
Les officiers se dispersèrent et le ra’is resta seul avec le blessé. Il fit signe aux soldats de l’asseoir dans son fauteuil pliant et de les laisser. Les deux hommes se retrouvèrent seuls. Le blessé, livide, retenait des gémissements de douleur et, pendant un bref instant, le commandant songea qu’il aurait mieux fait d’écouter celui-là plutôt que tous ceux qui le courtisaient et qui n’étaient pas des hommes de mer.
— Avons-nous une chance de gagner ? finit-il par questionner.
— De gagner, souffla le Franc, je ne sais pas. De les entraîner en enfer avec nous, sans doute.
L’Almohade hocha à nouveau la tête. Il était arrivé à la même conclusion et un grand calme se fit en lui. Il se battrait jusqu’au bout et il n’y aurait pas de survivants. Ils finiraient tous par le fond et jamais personne ne saurait ce qu’il était advenu des navires normands ni de ce dromon parti en grande pompe du port d’Oran. Là-bas, les femmes le pleureraient, son père affréterait une nouvelle galère, ses frères le remplaceraient. Peut-être, à l’égal des Muhammad b. Maymun, l’un d’entre eux deviendrait-il le souverain sur mer qu’il avait rêvé d’être ?
Tout était dit.
16
Enfin hors de portée de tir, le knörr amorça son demi-tour. Tancrède grimpa l’échelle quatre à quatre et sa voix était joyeuse quand il s’écria :
— Nous les avons eus... et vous êtes vivante ! acheva-t-il en baisant la main d’Eleonor. Je vous ai vue tirer et j’ai regretté de ne pas vous avoir gardée avec nous.
— Heureusement pour moi, messire de Tarse n’était pas de votre avis, Tancrède. Je serais morte de peur si j’avais dû rester enfermée dans ma cabine. Oh ! Regardez !
Là-bas, sur le dromon, les marins essayaient de faire tomber le tissu en feu, mais l’homme de gouvernail avait viré de bord trop tôt et le vent avivait l’incendie.
— Ne chantons pas victoire si tôt, répliqua Hugues avec humeur. Pythagore disait qu’il ne faut pas tisonner le feu avec un couteau. Ils n’ont pas encore utilisé toutes leurs armes et celle qui leur reste est la plus redoutable. Tout dépend maintenant de la fureur de leur ra y is. Soit il voudra sauver son bateau et il abandonnera la bataille, soit il voudra nous couler... quitte à finir avec nous.
Le visage de Tancrède se rembrunit, tout comme celui d’Eleonor. L’un et l’autre s’en voulaient d’avoir oublié la machine fixée à la proue de la galère ennemie.
— Vous pensez au feu grégeois, murmura le jeune homme.
— Oui. Combien vous reste-t-il de projectiles ?
— Plus grand-chose, mon maître : trois javelots et une quarantaine de flèches. Et nous ne sommes plus que trois. Frère Dreu a été blessé, mais il peut continuer
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