La nef des damnes
vérifier.
Un bruit de pas le fit se redresser. Frère Albéron se tenait sur le seuil de l’infirmerie, l’hôtelier derrière lui.
— Entrez ! Entrez ! les invita Grégoire de son air le plus revêche.
— Que puis-je pour vous ? marmonna le cuisinier, mal à l’aise.
— Vous étiez l’ami de frère Paul.
Le cuisinier n’essaya pas de protester, tout le monde avait remarqué la fraternité qui liait les deux religieux.
— Nous avons tout lieu de penser que c’est son corps que nous avons là, mais comme vous pouvez le constater, il est méconnaissable. Y a-t-il quelque signe ou marque que vous puissiez reconnaître ?
La face d’une vilaine couleur cendreuse, Albéron s’approcha du cadavre et, après en avoir fait le tour, désigna ce qui restait du bras gauche où une large cicatrice courait du poignet jusqu’au milieu de l’avant-bras.
— Il s’est fait ça au Thoronet alors qu’il ramenait un cheval aux écuries, souffla-t-il. C’est bien lui.
— Merci, mon frère, ce sera tout.
— Prévenez l’abbé qu’il nous rejoigne, ajouta l’hôtelier.
Le cuisinier repartit d’un pas lourd. L’hôtelier resta sur le seuil, peu pressé de s’exposer à nouveau à la terrible odeur de putréfaction qui montait du cadavre.
— Nous en avons fini ici. On va attendre qu’il arrive et on retournera à l’hôtellerie voir nos blessés, commenta Grégoire. Il faudra que je vous emmène visiter mon herbarium, messire... Ah, voici les officiers !
L’abbé Censius arrivait, suivi par Henri le camérier, Bernard le cellérier, le sacristain Guy, le sous-sacristain Domenico et le chancelier Osmond. L’hôtelier leur céda le passage et les religieux entrèrent à pas lents dans la pièce.
Hugues se glissa de l’autre côté de la table, observant leurs réactions. Le camérier resta impassible, en revanche il n’en fut pas de même pour le cellérier et le chancelier Osmond qui ressentirent en courant. Le sacristain et le sous-sacristain étaient restés immobiles, mais le tremblement de leurs mains montrait assez leur émotion. L’abbé, devenu livide, ferma les yeux.
— C’est... c’est frère Paul ? demanda-t-il en se signant.
— Oui, père abbé, c’est lui, affirma Grégoire.
— Que lui est-il arrivé ?
— Vraisemblablement une chute, mon père. Une chute depuis le haut de la falaise.
— Une chute... répéta l’abbé comme s’il ne comprenait pas le sens du mot.
— Oui, un accident ou un suicide, nous n’en saurons jamais rien.
— Frère Paul ne me paraissait pas homme à se suicider, protesta le cellérier qui venait de rentrer.
Malgré son teint verdâtre et la nausée qui semblait ne pas devoir le quitter, il s’efforçait de regarder le mort.
— Un rocher mouillé, un instant de distraction et on bascule dans le vide, reprit Grégoire. La côte est si escarpée de ce côté de l’île ! Puis-je vous conseiller, mon père, de le faire enterrer dès que l’office des morts sera célébré ? Avec la chaleur du jour, la décomposition va s’accélérer.
— Je m’en occupe, déclara frère Henri.
Il s’approcha du père abbé qui était resté les paupières closes :
— Venez. Ne restez pas ici, mon père, je vais vous conduire à la chapelle.
L’abbé ouvrit enfin les yeux et s’appuya sur le bras tendu de son officier avant de sortir du pas hésitant d’un vieil homme. Le chancelier Osmond revint la mine pâle, il portait sur son bras une robe neuve et une coule, cette grande capuche dont le tissu recouvre les épaules.
Avec l’aide de l’infirmier et d’Hugues, les moines y glissèrent le corps, rabattant la capuche pour masquer le visage, cousant les vêtements afin qu’ils ne flottent pas autour du corps. Des religieux attendaient dehors avec une brouette dans laquelle ils déposèrent la dépouille de frère Paul. Le son aigre des crécelles retentissait déjà dans le monastère, appelant les moines à l’office funèbre.
Après un bref moment de recueillement au vu et au su de tout le monde dans la cour, frère Grégoire était reparti avec Hugues sur le sentier menant à l’hôtellerie.
— Cet abbé n’est pas un mauvais homme, vous savez, remarqua-t-il au bout d’un moment. Il comprend l’importance de ma mission et me laisse plus libre qu’un autre.
— C’est en effet fort rare qu’on permette à un moine de ne pas assister à l’office d’un de ses frères. Vous avez une liaison
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