La nef des damnes
votre potion ?
— Euh... si, si.
— Allez, allez, ne vous occupez plus de moi, ordonna l’autre.
Mais déjà frère Grégoire avait retrouvé la routine de ses gestes. Il se pencha vers le jarl, fit glisser des gouttes du liquide amer entre ses lèvres entrouvertes. Un imperceptible frisson agita le blessé. Grégoire s’arrêta aussitôt.
— Il revient à lui ? demanda frère Henri auquel le mouvement n’avait pas échappé.
L’infirmier ne répondit pas. Magnus ne bougeait plus. Grégoire reprit le décompte de ses gouttes. Mais cette fois la réaction de Magnus fut violente. Il redressa la tête, fut pris d’une longue quinte de toux et ouvrit les yeux, ses doigts s’agrippant aux couvertures.
— Il a repris connaissance ! s’écria Grégoire.
Le jarl avait cessé de tousser. Ses paupières se fermèrent, puis se rouvrirent à plusieurs reprises.
— Vous m’entendez ? demanda l’infirmier.
Pas de réponse. Les yeux de Magnus parcouraient ce qui l’entourait, puis un sifflement finit par sortir de sa bouche et un chapelet de mots que personne ne comprit.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda le camérier.
— Je ne sais pas. Ce doit être sa langue natale, observa Grégoire.
— Va-t-il s’en sortir ?
— Oui, je le crois, répondit Grégoire qu’un soudain optimisme envahissait. C’est un solide gaillard. Avec une blessure comme ça, il devrait être mort.
Les yeux de Magnus se fixèrent enfin sur les religieux.
— Vous m’entendez ? demanda à nouveau Grégoire. Si oui, battez des paupières.
Un clignement.
— Bien, bien, fit l’infirmier en se frottant les mains.
Magnus se racla la gorge et articula avec peine :
— Mes hommes... Hakon... Où ?
Il s’était empourpré sous l’effort. Les muscles de son cou saillaient. Il s’appuyait sur ses coudes. On sentait que s’il l’avait pu, il se serait levé, mais que la douleur était trop forte ou sa faiblesse trop grande.
L’infirmier posa fermement ses mains sur ses épaules, le forçant à se rallonger.
— Du calme, du calme. Ou bien tout ce que nous avons fait sera réduit à néant. Vous êtes sur l’île de Cabo Ros. Vos hommes sont à leur camp. Tenez, buvez encore un peu. Les forces vont vous revenir.
— Je... veux les voir.
— Buvez ! ordonna sévèrement Grégoire.
Le guerrier avala les dernières gouttes de la potion en grimaçant.
— Faites en sorte qu’il reprenne des forces au plus vite, ordonna frère Henri sèchement. Peut-être pourriez-vous lui donner quelque nourriture solide maintenant qu’il est revenu à lui ?
La résurrection de son patient semblait avoir redonné toute son assurance à l’infirmier, il répliqua :
— Je connais mon ouvrage, c’est trop tôt. Il faut que son estomac se réhabitue, mais j’essaierai de lui faire avaler un bouillon de viande.
Frère Henri s’était levé, on le sentait partagé entre l’envie de corriger l’impudence de Grégoire et celle de s’en aller, il appela frère Thierry qui les rejoignit dans l’alcôve.
— Va au monastère, et demande à Albéron de préparer de la soupe pour les blessés.
Le moine s’inclina. Il allait sortir quand la porte s’ouvrit à la volée. Tancrède, trempé, le souffle court, apparut sur le seuil.
— Mon maître est-il avec vous, mon frère ?
— Non, messire, il n’est pas ici et la damoiselle non plus. Nous sommes seuls, répondit Grégoire du fond de l’alcôve. Mais que vous arrive-t-il ?
Le jeune homme ne répondit pas. Fallait-il annoncer à ces hommes de prière que des pirates allaient débarquer sur leur île ou d’abord essayer de prévenir le camp ? L’hésitation devait se lire sur son visage car frère Henri renchérit :
— Que se passe-t-il, messire ?
Le temps pressait. La décision du jeune homme était prise :
— Je... Je me suis égaré sur l’un de vos sentiers et, arrivé sur la côte est de l’île, j’ai aperçu un navire à l’ancre.
— Un navire ?
— Des pirates, mon frère !
A ce mot de « pirates », une expression affolée avait envahi les traits disgracieux de l’infirmier.
— Il faut fuir, souffla-t-il comme si les Barbares prenaient d’assaut la bergerie.
— Dieu nous protège de cette engeance, déclara le camérier en se signant. Harald m’avait dit que ses guetteurs avaient aperçu des Barbaresques.
— Ce ne sont pas des Barbaresques, protesta Tancrède, mais ils sont tout aussi dangereux.
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