La nièce de Hitler
festin qu’il le remarqua, lui
qui, pareil à un enfant, ne se préoccupait que de lui-même. Il glissa une
serviette dans son col et la déploya sur ses médailles, tout en souriant à
cette table couverte de plats de boulettes tyroliennes à la choucroute, de
betteraves rouges à la sauce raifort, et de quatre pigeonneaux sur un lit de
céleri en branche et d’oignons.
— Quelle prodigalité, Angela ! s’écria-t-il.
Où est le veau gras ?
— C’est que nous n’avons pas souvent l’occasion
de vous voir, caporal Hitler.
Angela reçut un regard furibond qui s’adoucit
toutefois quand Hitler, en guise de réponse, harponna un pigeonneau avant de le
lâcher vulgairement dans son assiette. Puis il entreprit de le découper avec
tant d’ardeur que les flammes des bougies vacillèrent dans les chandeliers. Tout
à l’heure, il va se lécher les doigts, pensa Angela. Les Raubal en
restèrent bouche bée, jusqu’à ce que, avec une sévérité et une assurance dignes
de son père, Hitler leur dise sans lever les yeux :
— Allez-y, commencez.
Manger ne l’empêcha pas de parler. Seules ses
facultés d’écoute semblaient affectées. Il ne lui vint pas à l’idée de se
renseigner sur les emplois d’Angela ou de Paula, leurs opinions, les
passe-temps des enfants ou leur scolarité. En revanche, il raconta aux Raubal
qu’il avait un temps monté la garde dans un camp de prisonniers de guerre, près
de Traunstein, sur la frontière autrichienne. Mais ses supérieurs s’étaient
rendu compte de sa perspicacité et de sa loyauté envers l’Allemagne, même si c’était
aujourd’hui une république dirigée par les Juifs, et on l’avait renvoyé à
Munich pour s’assurer de la fidélité des soldats de la Reichswehr en espionnant
la cinquantaine d’organisations communistes, anarchistes, socialistes, centristes,
même le parti royal bavarois – la politique étant l’une des rares industries
florissantes dans l’Allemagne d’après-guerre. Pour occuper ce poste d’instructeur
politique, il avait suivi des cours de propagande et de politique à l’université
Ludwig-Maximilian où, par chance, tous ses professeurs étaient, comme lui, nationalistes,
antigauche et anticléricaux ; et il pouvait à présent affirmer avec
certitude que ces quatre ans de guerre valaient trente ans d’université.
— J’ai un doctorat en chagrin, un
doctorat en trahison, et un doctorat en choses de la vie. Les autres sujets ne
m’intéressent pas.
Il leur annonça fièrement qu’il faisait partie
du commando d’instructeurs et qu’il donnait régulièrement des conférences aux
soldats de la Reichswehr sur « Les conditions de paix et la reconstruction »,
et « Les slogans sociaux et économico-politiques », conférences
destinées à stimuler leur patriotisme allemand. Il avait reçu de nombreux
compliments de la part de son public, qui trouvait ses prestations « fougueuses »
et le saluait comme un « orateur populaire né ».
— Tu penses que tu es le plus doué de la
famille, dit Paula abruptement.
Adolf ignora la Traînarde et se tourna vers
Angela.
— Mais je ne suis pas doué pour la
cuisine, dit-il. C’est ma grande sœur qui a ce talent.
— J’en ai de la chance ! répondit
Angela en se levant pour débarrasser.
Et Hitler reprit la parole. Angela vit que
Paula bâillait ouvertement, que Geli, le menton sur le poing, la mine abattue, tripotait
sa fourchette, et que Léo dévisageait Adolf d’un œil rond, comme médusé par la
capacité de son oncle à prendre plaisir à sa propre compagnie, tout en ne
procurant qu’ennui aux autres.
Angela se pencha pour embrasser son fils sur
la tête et pensa : Et vous, vous représentez tous une fortune qu’Adolf
est en train de gaspiller.
Le samedi, Hitler se
réveilla à midi dans la chambre d’Angela, tout étonné de trouver l’appartement
vide, à l’exception de Geli. Angela et Paula étaient au travail – il n’avait
pas eu la curiosité de demander où – et Léo jouait au football dans le parc
Wurstelprater. Pendant une heure, Geli le regarda tourner en rond, s’asseoir
pour se relever aussitôt, ouvrir et refermer la glacière, faire les cent pas
devant les fenêtres, prendre en main des photographies encadrées de parents
éloignés qu’il regardait en fronçant les sourcils – ayant oublié leurs noms – avant
de les reposer bruyamment.
— Vous aviez quelque chose à faire, mon
oncle ? demanda
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