La nuit de l'ile d'Aix
pas comprendre.
— Capitaine, vous ne nous avez pas répondu au sujet de la lettre du grand maréchal.
— Nous serions heureux de rapporter une réponse à ses questions, renchérit Las Cases.
— Je n’ai pas qualité pour rédiger cette réponse.
— Que risquez-vous ? dit Knight.
Après quelques réticences de pure forme, Maitland descend dans sa cabine et il écrit :
« Bellerophon, 10 juillet
Monsieur le Comte,
Je ne saurais dire quelles peuvent être les intentions de mon gouvernement, mais les deux pays étant présentement en état de guerre il m’est impossible de permettre de prendre la mer à aucun bâtiment de guerre, sortant du port de Rochefort ; quant à la proposition faite par le duc de Rovigo et le comte de Las Cases, de laisser partir l’Empereur sur un bâtiment marchand, il n’est pas en mon pouvoir, sans la sanction de mon chef, le contre-amiral Sir Henry Hotham, qui se trouve à présent dans la baie de Quiberon et à qui je vais adresser votre dépêche, de laisser passer aucun bateau, sous quelque pavillon que ce soit, avec un personnage d’une aussi grande importance.
Fred. L. Maitland »
Dans la salle du Conseil, Bertrand, Las Cases, Lallemand, Savary écoutent l’Empereur étendu sur son lit.
— Vous le savez, sire, dit Gourgaud, les Anglais ont un gouvernement d’hommes d’honneur... Votre Majesté serait traitée avec beaucoup d’égards. Le capitaine Maitland est formel... sa proposition est loyale et généreuse...
Lallemand s’exclamait :
— Vous n’avez donc pas entendu les menaces surprises par Las Cases ? Vous ne voyez donc pas que c’est un piège ! Ce Maitland est un beau phraseur. Il veut pour lui la gloire de faire prisonnier l’Empereur. Une fois entre ses mains, vous êtes à leur discrétion. Quelles garanties vous offrent-ils donc ? De vagues paroles. Des promesses floues.
— Vous n’avez pas confiance en Maitland ?
— Sire, Maitland n’est qu’un pion mineur sur l’échiquier. Puisje retourner la question à Votre Majesté ? « Avoir confiance » dans le gouvernement britannique ? L’Avez-vous eue une seule fois, une seule ? L’Avez-vous vu agir une seule fois en adversaire loyal et généreux ? Sire, je vous en conjure, j’ai été prisonnier des Anglais pendant la campagne d’Égypte. Je vous supplie de me croire, ce sont des maîtres fourbes, des oppresseurs haineux. Ils vous haïssent. On ne peut jamais, en aucune circonstance, faire confiance aux Anglais. Vous parliez de liberté, il n’y a plus qu’une forme de liberté, c’est l’Amérique. Il faut partir avec Besson. Il ne souhaite prendre à son bord qu’une ou deux personnes de votre entourage. Il m’a répété ce qu’il vous avait dit, sire : « J’ai l’habitude de passer et de repasser entre les filets de leurs escadres. » Je connais tous leurs tours. Ils ne connaissent pas tous les siens.
L’Empereur griffonne en marge de la carte déployée sur la table.
— Sire, insiste Lallemand, je supplie Votre Majesté de ne considérer que son salut personnel. Aucune autre considération ne peut être prise en compte pour une décision aussi grave. Votre Majesté doit choisir autour d’elle celui qui lui inspirera la plus grande confiance... Je ne vanterai pas mes mérites, mais j’ai l’avantage de parler anglais et d’être l’ami personnel du capitaine Besson. Je sais déjà où nous regrouper aux États-Unis. Si Votre Majesté m’honore de son choix, je suis prêt à lui servir de secrétaire, et même de valet de chambre. Je la servirai dans la paix comme je l’ai servie dans la guerre.
Le front de l’Empereur ne s’était pas déridé pendant la supplique de Lallemand. Il était visiblement en proie à un violent combat intérieur, et les forces de langueur qui l’avaient investi depuis une semaine continuaient d’exercer leurs ravages dans son esprit tourmenté.
— Laissez-moi seul, dit-il, je veux encore réfléchir... Nous devons réunir le Conseil.
Ce soir du 10 juillet 1815, l’embouchure de la Garonne offrait un spectacle de Fête de la Mer. Comme si les pardons des chalutiers de Bretagne s’étaient repliés sur les rives aquitaines. Cinquante navires de tout tonnage, des bricks, des goélettes, des sloops, des lougres, des cotres, des baleinières, des bateaux de pêche. Et des voiles de toutes les couleurs, brique, réalgar, ocre, orpin, corail, indigo, s’élançaient
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