La nuit de l'ile d'Aix
tension nerveuse..., je constate une sorte de relâchement, un manque de concentration, comme si toutes mes facultés étaient émoussées...
Jean-Baptiste Triaud hochait la tête :
— Bien sûr, il y a tout ce que vous dites, et c’est beaucoup pour un seul homme, cette charge, ces responsabilités. Vous êtes pris entre le marteau et l’enclume... Ajoutez les fatigues du voyage et l’incertitude du lendemain, ça pourrait suffire à expliquer cet émoussement, comme vous dites. Mais il y a autre chose. Sûrement... Et je crois savoir...
— Quoi donc ?
— Ce n’est pas si simple à expliquer parce que ce phénomène n’affecte que les voyageurs de passage. Les îliens sont immunisés par l’habitude, encore que quelques-uns d’entre eux, les femmes surtout, en ressentent les effets. C’est une sorte de dépression organique qui ressemble, comment vous dire, à l’incarnation physiologique d’une dépression climatique. Ce n’est qu’un phénomène saisonnier, il se manifeste surtout au solstice et à l’équinoxe. Il n’a jamais été expliqué rationnellement. C’est un constat empirique effectué depuis des générations. C’est difficile à définir dans un exposé médical rationnel. Tenez général, vous êtes allé quelquefois dans nos montagnes ? Oui, eh bien, après les poussées du vent chaud, le fœhn, survient ce que les montagnards appellent dans leur jargon : le redoux, je ne vois pas de meilleure comparaison. Ce redoux suscite une sorte de flottement de passage, un affaiblissement des facultés physiques et intellectuelles plus sensibles chez les visiteurs que chez les autochtones. Les gens âgés, fatigués, surmenés, sont les plus vulnérables à son atteinte. Il s’accompagne parfois de douleurs diffuses, de crampes et de céphalées, il peut provoquer sur le plan physique une régression des forces nerveuses et musculaires, régression qui se prolonge au niveau du mental sous forme de confusion et d’inhibition. Une sorte de blocage momentané. Les ressorts psychiques sont grippés, les transmissions du cerveau ralenties, ces syndromes varient selon le tempérament et l’âge du malade.
Beker écoutait de toutes ses oreilles. C’était donc ça, les racines de la singulière métamorphose de Napoléon, de cette paralysie latente devant les décisions, de cette léthargie qui avait fait du maître du monde un lymphatique à la volonté balbutiante. Il maîtrisa son angoisse et dit :
— Puisque vous connaissez ce phénomène, capitaine, peut-être connaissez-vous le remède ?
Triaud haussa ses maigres épaules.
— Le remède ? Il n’y en a qu’un. Quitter l’île et courir vers une région qui échappe aux dépressions climatiques de cette zone océanique. Il n’y a aucune drogue, aucune jusquiame, aucun excipient, aucune potion contre cet état végétatif qui se résorbe de lui-même, après les grandes chaleurs. Il faut simplement prendre son mal en patience.
— Son mal en patience, répéta Beker en écho. Et quand on est pressé par le temps ?
Triaud se retourna vers le général, le dévisagea et dit brusquement :
— Mais, général, vous n’êtes pas malade, c’est de l’Empereur dont vous me parlez !
Et comme Beker ne répondait pas, Triaud insistait pesamment :
— Si l’Empereur est en proie à ces malaises, il n’y a qu’un moyen.
— Lequel ?
— C’est de lui forcer la main, c’est de lui imposer une décision, de substituer une volonté à la sienne.
— Et comment voyez-vous cela ?
— Il faut le mettre devant le fait accompli et ne pas attendre que cette sorte de chlorose qui annihile la volonté vous ait menés vous et lui à l’irréparable.
Maintenant seul sur le pont, Beker remâche les confidences du médecin. À qui me confier... Forcer son consentement... Lui imposer une volonté... Laquelle ? Il se dérobe. On ne peut pas le mettre de force dans un bateau. Si nous attendons, il sera livré aux Anglais par les émissaires du roi. Alors quoi ? Je ne peux trahir sa confiance... Non, il faut forcer le destin. Dans l’immédiat, puisque Napoléon renâcle à se rendre en Gironde, la chance la plus sérieuse à portée de main, c’est Besson. Demain, je verrai Besson, lui connaît toutes les passes. Et il est d’un caractère impétueux, c’est-à-dire affamé de coups d’éclat... Besson, le capitaine Besson... Le Magdalena, c’est la solution...
—
Weitere Kostenlose Bücher