La nuit de l'ile d'Aix
de l’estuaire comme pour une croisière de nuit. Et cette régate enflait ses voiles au vent du large. La houle s’était levée et creusait de hauts versants de jaspe sombre au confluent du fleuve et de la mer.
Les vigies anglaises qui observaient ce déploiement bariolé alertaient les officiers.
— Cinquante voiles, messieurs, dit le lieutenant Burns en braquant sa jumelle sur les pavois déployés.
— Comment ont-ils pu ?...
Ce que les Anglais ignoraient, c’est que depuis une semaine, avec l’assentiment du préfet, Baudin avait condamné à la quarantaine tous les navires qui se hasardaient dans l’estuaire de la Gironde. Il les avait échelonnés en profondeur le long du fleuve en expliquant à leurs officiers le but de cette assignation à résidence. Malgré quelques rechigneurs, il ne trouva aucun réfractaire. Pendant une semaine ils allaient ronger leur frein, collés aux berges, et pour tuer le temps briquer les ponts, lustrer les voiles et peaufiner les vergues.
Et maintenant ils avaient passé la barre et déployaient un large éventail de Royan au Verdon. Et tandis que la houle enflait ses creux, les navires anglais mettaient sous voile et s’essoufflaient dans une poursuite aveugle.
Les quatre frégates françaises s’élançaient dans le sillage ondoyant des hunes et des misaines. À l’arrière de la flottille, le commandant Baudin suivait à la jumelle cette scène unique dans les annales de la marine. La parade étirait les voiles qui, cabrées sous le vent, composaient un quadrille chatoyant de fleurs et d’oiseaux à la crête du jusant. Les cygnes des nuages, la bâtée du soleil et les caillots du couchant confondaient au loin sur les vagues leur profusion d’or, de plumes et de sang.
Dans ce carrousel embrasé par les derniers rayons, les carcasses pesantes des navires anglais s’empêtraient dans le grouillement de la régate, abordaient au hasard, flanc contre flanc, les lougres et les cotres. Leurs matelots sautaient par-dessus les bastingages, couraient dans les entreponts, dévalaient les écoutilles, fouillaient, hurlaient, sacraient et revenaient bredouilles à leur bord. Et leurs étraves continuaient de fendre la mer à la poursuite des baleinières et des chaluts qui louvoyaient avant de se laisser aborder.
Mais déjà les grands voiliers gonflés par le noroît prenaient le large et se fondaient à l’ombre mûrissante avec des plumages de brume aux ailes des gréements. Les officiers anglais s’époumonaient, leurs ordres jetés au porte-voix se perdaient dans les clameurs de la marée montante. Dans le ciel incendié, d’autres fuseaux, d’autres houles et d’autres nacelles prolongeaient le tumulte de la mer. La Bayadère sortit la dernière et s’éloigna pendant que les poursuivants mués en douaniers volants s’épuisaient dans les vaines recherches des soutes et des entreponts. Sur l’océan, une voile blanche solitaire retardait la venue de la nuit. Baudin se tourna en souriant vers son second et lui écrasa l’épaule d’une bourrade :
— La preuve est faite, ils ne peuvent rien contre nous.
En scrutant l’océan où le quadrille des nefs se changeait en ballet d’ombres, il ajouta :
— Ce soir l’Empereur a perdu sa plus belle chance de salut.
La Bayadère est revenue au mouillage du Verdon. Le vent qui l’escortait s’assoupit au ras des flots. Sur le gaillard d’avant, Baudin regarde la lune sur la baie, les grandes ombres des arbres, masses confuses et molles doucement remuées, forêt inverse mêlée aux algues, le vol aveugle des chevêches, et la mer calme, peinte de lune et d’ombre, la mer déserte et surpeuplée, livrée à la nuit.
— C’est beau, dit l’enseigne de quart.
— Moins beau que le Mississippi, dit Baudin..., et il ajouta entre ses dents : Désormais je sais qu’on peut passer. Et on passera.
Journée du 11 JUILLET
« Plus le corps est fort mieux il obéit ; plus il est faible et mieux il commande. »
Thierry M AULNIER
La nuit sur la Saale a été très agitée. Beker n’a pas pu trouver le sommeil. La mince cloison de toile écrue qui le sépare de Napoléon le contraint d’enregistrer le moindre soupir, les grincements du lit, et ces cris étouffés qui trahissent la douleur. Cette nuit encore l’Empereur a longuement gémi, d’une voix enfantine entrecoupée de râles violents. Et Beker a d’abord cru que ces plaintes venaient de « cette infirmité
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