La nuit de l'ile d'Aix
milliers d’hommes et de femmes défilent sous ses fenêtres et lui demandent de reprendre le commandement de l’armée de la Loire.
Maitland soupire :
— Ce serait folie..., je vous ai déjà dit, s’il en est ainsi pourquoi ne pas demander asile à l’Angleterre ?
— Et si votre gouvernement décidait de traiter l’Empereur en prisonnier de guerre...
Maitland s’indigne :
— Messieurs, cela est impossible. En Angleterre le gouvernement n’est pas despotique, il est obligé de se conformer aux lois et à l’opinion. Vous êtes sous la protection des lois anglaises dès que vous êtes sous celle du pavillon britannique. Lord Castlereagh en avait déjà parlé avec Napoléon l’an dernier... Voyezvous, général, chez nous le gouvernement sera contraint par nos lois de prendre des mesures pour assurer sa tranquillité et sa sécurité. La nation anglaise ne souffrirait pas qu’on transgresse les lois de l’honneur.
— Capitaine, dit Las Cases, je ne suis pas qualifié pour vous répondre. Mais je voudrais vous poser une question. Dans le cas où l’Empereur adopterait l’idée d’aller en Angleterre, peut-il compter sur vous pour le transporter sur le Bellerophon ?
Maitland maîtrise la joie sourde qui l’envahit.
— Monsieur le comte, même si je n’avais pas le temps d’obtenir la réponse de l’amiral, Napoléon peut compter sur moi. Mais s’il adopte ce plan, je ne puis prendre aucun engagement en ce qui concerne la réception qui lui sera faite, parce que, même dans l’hypothèse que je viens de mentionner, j’agirai sous ma responsabilité personnelle, sans la certitude d’être approuvé par le gouvernement britannique {85} .
Las Cases et Lallemand reprennent la mer. Maitland les regarde à la jumelle et se retourne vers Andrew Mott. Il jubile, et dans un demi-sourire :
— Le 14 juillet, c’est bien la fête nationale de la Révolution et de l’Empire, n’est-ce pas ? Eh bien, aujourd’hui c’est la nôtre. Napoléon sera notre prisonnier ce soir.
Le général Beker est venu voir l’Empereur, la mine sombre, le regard noir et la voix fêlée.
— Sire, j’ai une chose grave à vous révéler.
— Je vous écoute.
— Je sais que le nouveau ministre de la Marine Joncourt a adressé une note confidentielle au préfet où il lui demande de « s’assurer de la personne de l’usurpateur par tous les moyens ». Je m’excuse de la formule. Il a délégué à cet effet le préfet Richard auprès de M. de Bonnefous.
— Ne vous excusez pas, Beker. Que va faire Bonnefous ?
— Je crois qu’il est pris entre le marteau et l’enclume. Il va retarder de son mieux l’exécution de cet ordre. Je sais par ailleurs que le ministre envoie deux de ses sicaires, le général Cœtlosquet et le capitaine de frégate de Rigny pour vous arrêter.
— Et s’ils m’arrêtent ?
— Vous serez jugé par une Cour martiale, et vous risquez la peine capitale.
— Pour quel motif ?
— Oh, dit Beker, dans ces cas-là, sire, on fait dire aux témoins et aux événements ce qu’on veut.
— En aucun cas je ne me laisserai arrêter vivant. Mais nous avons encore les moyens de nous battre. Ici même. Et maintenant je vais présider le dernier Conseil. Je vous reverrai pour vous communiquer les décisions qui ont été prises.
Au dernier « Conseil de l’Empire français » sur la terre de France {86} , ce ne sont pas seulement Gourgaud, Montholon, Bertrand, Lallemand, Las Cases qui prennent rang autour de la table.
Ils sont entourés des fantômes du passé, de présences invisibles et de déesses aveugles. Aux fauteuils d’orchestre : l’Histoire et la Postérité. Quels rôles ne vont-elles pas jouer dans ce final d’opéra dont les chœurs alternent la tragédie antique et le vaudeville bourgeois !
— Sire, l’Histoire jugera.
— Sire, pensez à la Postérité.
— Sire, votre image serait altérée...
— Sire, l’Histoire ne vous pardonnerait pas...
— Vous avez une responsabilité devant les siècles à venir...
— Les Français des générations futures...
— L’Histoire dira...
Et cette chorale d’Avenir, d’Histoire, de Générations et de Postérité agite ses bourdons, ses grelots et ses cymbales, et couvre de ses voix syncopées le dialogue hésitant entre l’homme accablé et les courtisans accablants.
Une vieille Parque escorte la cour de l’île d’Aix depuis
Weitere Kostenlose Bücher