La nuit de l'ile d'Aix
reviendra une heure plus tard avec les bagages. Alors l’Empereur demande de lui monter les armes qu’il devait faire embarquer sur le Magdalena. Il choisit la plus belle, un fusil à double crosse, qui était une de ses armes favorites à la chasse, et la tend à Besson.
— Je n’ai plus rien dans ce monde à vous offrir, mon ami, que cette arme, veuillez l’accepter en souvenir de moi. Et sitôt que vous serez revenu, venez me voir en Angleterre. J’aurai sûrement besoin d’un personnage de votre trempe.
Besson tombe à genoux et tente une dernière requête.
— Sire, rien n’est perdu. Je me fais fort de remettre à bord en deux heures le temps de transporter vos caisses et vos malles. Et vous n’aurez qu’à me suivre. Il suffit que vous en donniez l’ordre. Dans six heures nous serons au large et hors d’atteinte.
Bertrand s’interpose et trouve Besson à genoux :
— Arrêtez, capitaine, votre zèle est louable, vous comprenez bien que Sa Majesté ne peut pas revenir en arrière.
Besson ravale sa douleur et sa rage, il se relève :
— Il ne me reste plus qu’à prendre congé de Votre Majesté. Je vais suivre demain avec mon yacht la route qui était prévue et que vous approuviez. Sire, je crois que le temps se chargera d’apprendre à Votre Majesté lequel des deux partis était le bon.
Besson fait lever l’ancre et la nuit même se trouve mêlé aux caboteurs du pertuis Breton.
L’Empereur est seul. Il pousse la fenêtre du balcon et le parfum des passeroses monte par nappes du petit jardin. Ou des années lointaines, il ne sait plus... Il referme la fenêtre, jette sa redingote sur le lit aux longs rideaux de cretonne ajourée. Il pose ses mains à plat sur le guéridon comme pour une incantation. Il s’essuie le front : « Torride, écrasant, j’étouffe... » Les tilleuls, les cruches et les fontaines de la tapisserie vert et bleu sont les seules sources de fraîcheur de sa fournaise. Les fauteuils, les chaises, la cheminée dont les landiers sont noircis par le calcin des feux anciens... Et la pendule au balancier couleur de flamme. Un orvet de lune se love sur le mur... Il a fait le tour de sa dernière escale en trois regards et quelques soupirs. Il a tiré le contrevent et laissé la fenêtre entrouverte. Il a rejeté son frac et son pantalon sur les fauteuils. Il s’est s’étendu à demi dévêtu dans l’ombre moite.
Le dernier lit de la dernière chambre de la dernière nuit sur la terre de France. Un concert de moustiques tourbillonne autour des rideaux à l’empois. « Mon Dieu qu’il fait chaud. Si chaud... » On croirait une nuit du Nil avec ces écharpes laiteuses étirées sur la mer, ces cris, ces pas, ces appels. Comme voilà vingt ans dans la tente au bord du fleuve...
Un clairon lointain sonne à l’autre bout de l’île. Les pas, les voix, les moustiques, ce sillon de lune sur la cloison comme un filon de mica sur la falaise de Boulogne. D’autres sonneries, d’autres pas, d’autres voix se mêlent dans sa mémoire.
Ce grincement n’est pas celui des poulies de l’aurore sur les margelles du passé, ce n’est pas l’écho des caissons cahotant sur les rives du Rhin, c’est une charrette à bras où les matelots entassent les bagages et les ramènent à terre pour leur dernière escale en France.
Ce hennissement, ce n’est pas le cheval blanc des matins du Danube, qui s’ébrouait au bras de Roustan le mamelouk. Ce sont deux bais qu’on débarque avec la vaisselle, les consoles, les crédences et le manteau étoilé du sacre.
La voix du maréchal Bertrand qui tance les marins :
— Attention aux caisses d’argenterie...
Tant de nuits de veillées d’armes il s’était endormi l’esprit battant comme un cœur et sillonné d’étoiles vivantes. Ce soir l’Empereur s’assoupit la tête encombrée d’astres morts.
M. Richard est arrivé fourbu à la préfecture maritime. Cent vingt lieues en trois jours pour ce sexagénaire apoplectique qui a pris du ventre et du galon depuis les temps frénétiques où il lançait ses appels de mort à la tribune de la Convention. M. Richard a souvent retourné sa veste pour étoiler sa casquette. Nommé. Déplacé. Destitué. Réintégré, M. le préfet sait que sa fortune se joue sur sa mission de confiance à l’île d’Aix.
— Mon cher, je suis fourbu, rompu, anéanti. Vous connaissez l’expression, rouler un train d’enfer, eh bien, c’est ça... vingt
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