La nuit de l'ile d'Aix
heures sans même pouvoir sauter pour se dégourdir les jambes sur le pavé. Et maintenant il s’agit de sauter sur un bateau...
Il rit pesamment. Bonnefous s’empressait.
— J’ai fait monter vos bagages dans la chambre d’honneur, celle qu’occupait Bonaparte.
— Bien sûr. Et aussi le duc d’Angoulême ? Merci, mais ce que je souhaite avant tout, c’est un bain, après j’y verrai plus clair pour notre voyage.
— Quel voyage ?
— Mais sur la Saale. Je dois arrêter l’usurpateur sur la frégate. Tenez, voilà la lettre remise par le ministre à l’attention du capitaine Philibert, je vous prie d’en prendre connaissance. Nous la lui remettrons dans une heure.
— Un instant, monsieur le baron, je m’occupe de votre bain.
Et le préfet confie à son valet de chambre :
— Chauffez la baignoire, archibouillant le bain ! Qu’il macère vingt minutes et qu’il en sorte tellement amolli qu’il n’aura plus qu’une seule envie : dormir.
Pendant que le baron Richard recuit dans son bain. Bonnefous relit avidement la lettre de Joncourt à Philibert.
« Napoléon Bonaparte, qui est sur la frégate que vous commandez personnellement, n’y est plus aujourd’hui qu’un prisonnier que tous les souverains de l’Europe ont le droit de réclamer. Le roi ne le réclame pas seul. Il ne lui serait même plus possible aujourd’hui de faire prévaloir la générosité naturelle à son cœur. Le roi de France n’agit donc pas isolément et pour sa cause privée quand il poursuit Napoléon Bonaparte. Sa cause est celle de l’Europe, comme celle de l’Europe armée contre Napoléon est la sienne. Toutes forces qui agiront contre Napoléon Bonaparte agiront au nom du roi. Conséquemment, les Français qui ne veulent pas se constituer en état de rébellion contre leur roi et leur patrie doivent traiter en alliés, en amis, les commandants des forces de terre et de mer qui, si les circonstances l’exigeaient, combattraient pour s’emparer de Napoléon. Je vous préviens, en conséquence, que le commandant de la station anglaise qui bloque les rades de Rochefort est autorisé à demander au commandant de la frégate sur laquelle se trouve Napoléon qu’il soit remis immédiatement. Cette sommation ne sera pas faite au nom seul de S.M. britannique ; elle le sera au nom du roi, votre légitime souverain. Vous ne devez donc pas voir un officier anglais dans le commandant des forces navales anglaises. Il est le représentant de tous les souverains alliés de Sa Majesté. Il est celui du roi de France. Je vous ordonne en conséquence de remettre au commandant anglais Napoléon Bonaparte aussitôt qu’il le réclamera de vous. Si vous étiez assez coupable ou assez aveugle pour résister à ce que je vous prescris, vous vous établiriez en rébellion ouverte, et vous seriez responsable du sang qui aurait coulé et de la destruction de votre bâtiment. »
M. de Bonnefous repose la lettre, éponge son front moite. Il s’efforce de maîtriser les tumultes qui l’agitent, mais il mesure déjà les conséquences tragiques de la démarche. Si Richard débarque à l’île d’Aix, il sera étripé. Mais si le 14 e de Marine trucide l’envoyé du roi, Philibert est capable de bombarder la garnison de l’île. Dans ce cas, le loyal Ponée, ancien marin de corsaire, ne peut faire moins que de canonner la Saale. Et lui Bonnefous dans tout ce gâchis ? S’il était sur ses gardes à l’arrivée de l’Empereur, il a été comme tout le monde subjugué par Napoléon après l’inoubliable soirée consacrée à l’épopée du citoyen Genet.
Et voilà le sicaire de Fouché, sanglé, harnaché, congestionné et affalé sur le fauteuil de sa chambre. Le bain brûlant lui a donné des couleurs de courge apoplectique.
— Alors mon cher, nous partons, nous avons une grande responsabilité.
C’est le préfet Richard qui parle, mais Bonnefous entend la voix de l’Empereur qui lui disait voilà huit jours : « Vous avez une grande responsabilité devant l’Histoire, monsieur le préfet. »
— Alors, répète mollement le baron Richard en étouffant un bâillement, nous partons ?
— Je pars, répond fermement Bonnefous. Je pars seul, mais vous ne pouvez pas m’accompagner, vous voyez bien que vous êtes trop fatigué. Vous me l’avez dit en arrivant : je ne tiens plus sur mes jambes. Cent vingt lieues en trois jours. Imaginez un peu de tangage en haute
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