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La nuit de l'ile d'Aix

La nuit de l'ile d'Aix

Titel: La nuit de l'ile d'Aix Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Prouteau
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frémissante, comme si des milliers de chevaux foulaient le faubourg.
    —  Qu’est-ce que c’est   ? dit Napoléon, l’armée est entrée dans Paris   ?
    Il avança vers la fenêtre et souleva le rideau. Lucien l’avait suivi.
    Quel vaguemestre des mots de passe, quel tocsin des venelles, quel sonneur d’alarme, quel Chappe des cheminées, quel ramoneur de l’ombre avait alerté les guetteurs des toits et les veilleurs des berges   ? Le message avait couru sur cent fils d’Ariane   : « L’Empereur est arrivé, il est seul, les députés veulent le chasser... » Alors, ils s’étaient mis en route, les uns pieds nus, les autres sur la paille mitée de leurs sabots, d’autres sur leurs semelles ravaudées. Ils entendaient le glas de Saint-Merri répondre aux cloches de Saint-Eustache, et le carillon de Saint-Germain l’Auxerrois prolonger l’appel du bourdon de Notre-Dame.
    De l’étrave feuillue de l’île Saint-Louis aux blanches carrières de plâtre de Montmartre, des remparts de Bicêtre aux jardins de Grenelle, de la barrière de Vincennes aux vergers du Marais, des tunnels de Saint-Jacques-de-la-Boucherie au campanile des Filles-Bleues, du canal Saint-Martin aux rouvres de Boulogne, de la plaine Saint-Denis aux roseraies de Neuilly, ils s’étaient mis en route et ils avaient cheminé le long des quais, dans les allées, sur les chaussées. Et ils s’étaient retrouvés dans le raccordement des ruelles et des boulevards, et ils débouchaient sur la Concorde et sur Saint-Honoré. De tous les horizons de Paris, les affluents venaient grossir le fleuve en marche.
    Le peuple remontait les rues, et les royalistes, claquemurés, regardaient en soulevant leurs rideaux s’avancer les escouades des forts de la halle, chanter la coterie des faubourgs et déferler la faune des barrières.
    Et leur long cheminement d’aumailles inquiètes, leur piétinement de troupeaux mugissants, leurs menaces et leurs chansons se fondaient maintenant en un seul cri   : « Des armes, donnez nous des armes... »
    En soulevant le rideau Napoléon reçut en plein cœur ces gueules de carême, ces hures en jachère, ces trognes de charbonniers, ces ruffians de caniveaux qui déroulaient sur le faubourg leur procession sauvage, lourde de colère et de souvenirs et d’où montait ce grondement de peur et de colère qui prélude aux grandes explosions.
    Les étables, les échoppes, les caves, les tanneries, les maréchaleries, les abattoirs et les ateliers avaient vomi le bétail des émeutes.
    —  Regarde, dit Lucien, qui retrouvait le tutoiement de leur jeunesse, tu les reconnais ?
    Bien sûr, il la reconnaissait cette marée de promesses et de menaces, qui prenait sa source au-delà des barrières, au-delà des glacis, au-delà des années. Ils étaient des milliers à défiler comme si les États généraux des corporations avaient décidé de planter leurs tréteaux sur le faubourg. Les tanneurs de peaux et les ponceurs d’étain, les ébénistes et les étameurs, les rouliers et les taverniers, les regrattiers et les savetiers, les chaufourniers et les portefaix... Et déjà des dizaines de bourgeois se regroupaient en queue de cortège.
    —  Regarde-les, répétait Lucien.
    Leurs cris et leurs appels se rapprochaient, emplissaient l’air léger, ébranlaient les vitres et appelaient à la dictature.
    —  Les gardes nationaux   ! Vive l’Empereur   !
    —  Tu les vois, tu les entends...
    —  ... Que me doivent-ils ceux-là ? Je les ai trouvés pauvres, je les ai laissés pauvres. Mais je sais que je peux compter sur eux.
    —  Regarde...
    La foule déroulait ses anneaux sonores, et de la fenêtre on voyait ondoyer une houle bigarrée de bonnets de laine, de tricornes, de madras, de perruques à marteaux, de chapeaux-clabauds, de capelines, de tonsures, de fanchons, de cocardes.
    Les poings brandis, les jarrets tendus, les voix éraillées par la colère, le martèlement de la rue prolongeait jusqu’à eux la pulsation du pavé.
    —  Eh bien, parle-leur, dit Lucien, qu’attends-tu   ?
    Napoléon ne répondit pas. Il savait qu’en ouvrant la fenêtre et qu’en criant comme naguère   : « Camarades, mes amis, on veut chasser votre Empereur   », il allait faire éclore sur ces têtes une floraison familière de haches, de triques, de surins et de merlins. Que les torches, les piques et les flambeaux allaient réveiller dans la mémoire du peuple les orages et les tonnerres des grands

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