La nuit de l'ile d'Aix
soirs de Paris.
— Tu vois, c’est comme à ton retour il y a trois mois, dit Lucien. Parle, mais parle...
Ce n’était pas mars 1815, c’était juillet 1792. Vingt ans s’étaient brusquement abolis. Napoléon regardait les immeubles. Ils s’étiraient et se déformaient, devenaient des pitons abrupts et des pics neigeux. Le faubourg Saint-Honoré n’était plus qu’une gorge étroite entre les falaises rocheuses et cette foule était brusquement parée des uniformes en guenilles des soldats de l’an V.
— Parle, disait la voix impatiente de Lucien.
Et lui s’entendait parler, non plus à la foule des faubourgs, mais à un ramassis de va-nu-pieds dont étincelaient les sabres, les mousquets et les gibernes. Il leur promettait des mirages inconnus, comme Moïse annonçait aux Hébreux la Terre promise.
« Soldats vous êtes nus, mal nourris, le gouvernement vous doit beaucoup. Il ne peut rien vous donner. La patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables, mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous... Je veux vous conduire dans les plaines les plus fertiles du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir. Vous y trouverez honneur, gloire et richesse... Soldats de l’armée d’Italie, manqueriez-vous de courage ?... »
Ah, le hurlement qui avait salué sa harangue...
— Aux armes, aux armes, aux armes...
Le cri de guerre des va-nu-pieds était aujourd’hui poussé par les batteurs de pavé. Le peuple de Paris reprenait l’appel et hurlait à s’éteindre le gosier.
— Nous sommes prêts à mourir pour vous, cria un escogriffe à bonnet farineux. C’était un fils de ce meunier Debray qui l’an dernier à Montmartre avait tiré au canon à bout portant sur un officier de cosaques. Les Russes l’avaient attaché aux ailes de son moulin et il avait tourné, tourné... jusqu’à mourir émietté.
— Aux armes... Mort aux traîtres. Les prêtres à la lanterne...
— Qu’attends-tu ? répétait Lucien.
Entre la rue tonitruante et le ciel carillonné, planaient des pigeons à la gorge pailletée, au plumage ardoisé et au jabot crémeux, messagers sans message, voyageurs sans voyage, qui se posaient sur les tilleuls du parc.
— Eux aussi tournent en rond, dit Lucien... Parle, un mot, un seul...
Bien sûr, un mot, un seul, et il verrait les bâtons brandis et les battants des grilles arrachés et à leurs crêtes quelques têtes de députés...
Les loqueteux du faubourg Saint-Antoine, ceux de la Roquette, des Gobelins, de Picpus et de l’Écorcherie continuent de s’égosiller. L’infanterie des barricades réclame le couteau, la poudre et l’écouvillon.
Ces passants surgis du passé ont retrouvé leur sang d’insurgés. Ils sont venus avec leurs enfants, ils n’ont pas fait retraite, ils ont fait souche. Et ils s’apprêtent à faire la révolution. Le bouillonnement de la rue s’enfle et déferle. Le flux vient s’écraser et tournoyer sur l’écluse dorée de la grille du château.
La voix de Lucien bourdonne à ses oreilles :
— Il y a vingt-cinq ans tu m’as dit : « Si le roi s’était montré à cheval, la victoire lui appartenait. »
— Je sais, dit Napoléon, je sais...
— Quand le roi s’est montré en bonnet rouge tu m’as dit : « Que coglione {23} . Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon. » Eh bien, monte à cheval, et balaie ! Tu l’as bien fait sur les marches de l’église Saint-Roch...
Un air inerte, sans souffle, chargé de parfums d’incendie répandait sur le faubourg sa fièvre moite et son odeur de fournaise. Il n’y avait qu’à souffler sur cette braise pour enflammer Paris.
Napoléon baissa comme à regret le rideau et se tourna vers Lucien :
— Vive l’Empereur, Vive l’Empereur, Vive l’Empereur...
C’était le cri jeté voilà huit jours par les cinq mille grenadiers de la vieille Garde qui montaient à la mort. Il pensait que ce cri qui avait été le leitmotiv de l’Histoire depuis quinze ans, ne retentirait plus jamais. Et voilà qu’il montait, tonnait, explosait. Il se retourna vers Lucien :
— Si je le veux, dans une heure, la Chambre rebelle n’existe plus. Mais la vie d’un homme ne vaut pas ça. La Constitution m’a proclamé Empereur de la République. L’Empereur de la République ne doit pas être le roi de la Jacquerie. Je ne suis pas revenu
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