La nuit de l'ile d'Aix
comme dans Shakespeare, dit Thibaudeau, la tragédie sécrète la farce.
Un cortège solennel traverse le parc de l’Élysée. La délégation des deux Assemblées vient remercier l’Empereur « du grand sacrifice qu’il vient de faire à la France ».
— Messieurs, je suis sensible à votre démarche, je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France mais je ne l’espère point : elle laisse l’État sans chef, sans directeur politique. Le temps perdu à me renverser aurait pu être employé à mettre la France en état d’écraser l’ennemi. Je recommande à la Chambre de renforcer promptement les armées ; qui veut la paix doit se préparer à la guerre...
Ils se taisent, le chapeau bas, la queue basse, la voix basse, à la fois honteux et soulagés.
Napoléon dévisageait sans tendresse le président de l’Assemblée :
— Monsieur de Lanjuinais, vous m’avez adressé il y a huit jours un message de fidélité en votre nom et au nom de vos collègues. Après la victoire de Ligny, c’est bien vous qui m’avez écrit : « Vous ne comptez dans le Corps législatif que des amis... » C’est bien vous qui m’avez écrit : « Des amis intrépides dont les plus grands revers n’altéreront pas le dévouement. » Eh bien, nous sommes au temps des grands revers, j’attends donc les preuves de votre dévouement. Et haussant le ton : « Monsieur de Lanjuinais, je recommande mon fils à la France. »
Lanjuinais écrasé bafouille :
— Sire, le vœu de Votre Majesté sera transmis à l’Assemblée, elle n’a pas encore délibéré.
Aux représentants succédaient les pairs. Il n’en était pas un seul qui n’ait dû à Napoléon son rang, ses titres, sa fortune et sa position même de sénateur d’Empire.
Il changea de ton. Il tendit le doigt vers cette cohorte de nantis apeurés qui n’osaient pas rompre leur silence de renégats :
— Vous allez ramener les Bourbons. Vous verserez bientôt des larmes de sang. Je n’ai abdiqué que pour mon fils. Si les Chambres ne le proclamaient pas, mon abdication serait nulle. Je reprendrais mes droits. Je vous remercie. Allez.
Alors que Carnot, la voix fêlée par l’émotion, reprend son souffle entre les chiffres du rapport Davout – qui porte sur l’état des forces militaires – éclate à la Chambre des pairs l’incident que souhaitait Fouché, et qu’il avait peut-être suscité.
Un homme se lève, un homme aux épaules de forgeron, au poil gris, blanc et roux de vieux blaireau, le visage congestionné, le buste poussé et fléchi comme un lutteur au seuil d’une prise. Et son nom court les travées. C’est l’homme le plus populaire de Paris après l’Empereur : Michel Ney, maréchal de France, le « Brave des braves », le prince de la Moskova. Il semble en proie à une crise de démence. Il hurle à l’adresse de Carnot :
— Arrêtez, arrêtez, tout cela est faux. Et tourné vers les bancs : N’écoutez pas, on vous trompe...
Carnot interloqué interrompt sa lecture. Il connaît Ney depuis vingt ans. Il sait les tourments, les ressacs, les angoisses qui agitent aujourd’hui ce cœur changeant. L’homme qui s’était vendu aux Bourbons en 1814, et qui avait promis de ramener l’usurpateur dans une cage de fer (je ne lui en demande pas tant, avait dit Louis XVIII), l’homme qui avait rallié Napoléon en se jetant dans ses bras à Auxerre, l’homme qui, selon l’Empereur, avait perdu la bataille de Waterloo, c’est celui-là qui se dresse, martèle et vocifère :
— Arrêtez ces mensonges, l’ennemi est vainqueur, l’ennemi est à vos portes. Nous n’avons plus d’armée. Nous n’avons plus que des débris. Grouchy n’a même pas ramené dix mille hommes, les Alliés vont entrer dans Paris. Toute résistance est impossible. Il ne faut pas se battre. C’est inutile, il faut traiter avec l’ennemi...
Débit haché, écume aux lèvres, cravate en désordre, poing tendu, parole confuse, Ney chargeait, ses grosses mains tamisées d’une jonchée rousse prolongeaient au-dessus de sa tête des assauts et des parades, des lances et des sabres. Ces mains de sabreur tremblaient comme en proie à un tabès de passage ; il se cramponnait à son banc comme aux rênes d’un cheval emballé. Ney fonçait, criait, changeait de monture. Derrière ses moulinets galopait dans le vide une armée d’ombres. Des cavaliers d’apocalypse dont les
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