La nuit de l'ile d'Aix
incrédules. D’autres crient à la trahison. Les vieux s’absorbent dans leurs souvenirs, et leur mémoire épique fait refleurir sur Montmartre ou le mont Valérien le bicorne, la jumelle et la redingote. Ils pleurent... Les plus jeunes, résignés ou indifférents, poursuivent leurs parties de cartes.
À Laon deux mille grenadiers de la Garde ne l’entendent pas de cette oreille et malgré les objurgations de leurs officiers se mettent en marche sur Paris.
— Soldats, où allez-vous ?
— On va chercher l’Empereur.
Comme ils ont jeté leurs armes, leur longue marche s’arrête à Soissons où Mouton-Duvernet et les gendarmes leur barrent la route, les haranguent et les décident à interrompre leur marche. Ils vont camper sur place.
Lorsque Lucien, Joseph, Jérôme et le cardinal Fesch s’étaient présentés à l’Assemblée pour proposer la création d’un Conseil de régence destiné à assurer l’interrègne entre l’abdication de Napoléon I er et l’intronisation de Napoléon II, Fouché avait vu briller les yeux du loup derrière la houlette des bergers. Ce Conseil de régence, c’était la continuité de Napoléon par famille interposée. Le piège éventé, il fallait pourvoir à le remplacer par une commission de marionnettes dociles dont il serait le montreur.
Et Fouché va couper l’herbe sous le pied à Lazare Carnot, candidat candide qui, fort de la majorité des voix qui lui était acquise, avait convoqué les membres de la Commission chez lui à 11 heures.
À 8 heures Fouché s’est déjà fait proclamer président d’une Commission dont la première proclamation rédigée par lui est empreinte d’humour noir : l’Empereur s’est sacrifié en abdiquant, les membres du gouvernement se sacrifient en acceptant les rênes de l’État. Puis le duc d’Otrante a convoqué le préfet de police Réal.
— Monsieur le préfet, tous ces braillards rassemblés autour de l’Élysée commencent à me chauffer les oreilles. Les réactions de la populace sont imprévisibles. Il suffit d’une étincelle. Il faut qu’ils rentrent chez eux, de gré ou de force...
— Mais de quelle force disposons-nous ?
— Celle-ci, dit Fouché.
Il prit sur la table une serviette bourrée de louis et la poussa vers Réal.
— Vous ferez distribuer de l’argent aux meneurs. En leur promettant le double dès qu’ils seront rentrés chez eux... Ne lésinez pas sur les moyens... Il faut dans un premier temps éloigner le peuple de l’Élysée, dans un deuxième temps éloigner Napoléon de Paris. Aujourd’hui je vous ouvre les cordons. À vous de tirer les sonnettes.
M. le préfet Réal a fait distribuer beaucoup d’argent. Ses donations ont été acceptées avec empressement par le bon peuple qui a vite fait de transformer les pots-de-vin en barricots et qui, échauffé par les libations, continue de beugler dans le faubourg : Vive l’Empereur, mort aux traîtres, mort aux Bourbons.
La Chambre des représentants ouvre sa séance dans un climat houleux. Le matin, Boulay de la Meurthe avait rassemblé les partisans de l’Empereur et leur avait proposé d’adresser un ultimatum à la Chambre des représentants : le refus de la reconnaissance de Napoléon II, entraînant ipso facto la nullité de l’abdication. Et à la faveur de ce quiproquo, Napoléon reprenait le pouvoir. Après avoir reçu des mains de l’Empereur l’acte d’abdication, Fouché prononce son oraison funèbre à la tribune.
« — Ce n’est pas devant une Assemblée composée de Français que je croirais convenable d’exposer les égards dus à l’Empereur Napoléon et de rappeler les sentiments qu’il doit inspirer dans son malheur. Les représentants de la Nation n’oublieront point dans les négociations qui doivent s’ouvrir de stipuler les intérêts de celui qui pendant de longues années a présidé aux destinées de la Patrie. »
Fleurs sans couronne...
Après l’homélie de l’enterrement, les modalités de l’héritage.
« — Je propose à la Chambre de délibérer qu’une commission de cinq membres soit nommée séance tenante. Elle sera chargée de se rendre auprès des Puissances alliées pour y traiter des intérêts de la France... Je demande que cette commission soit nommée aujourd’hui et puisse partir demain matin. »
Rien ne transpire sur cette face de « triste cire » de la secrète jubilation qui l’anime. Sonnez hautbois et passez muscade.
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