La nuit de l'ile d'Aix
qu’il était blessé. Je l’ai vu à Erfurt quitter brusquement la table des pourparlers, en proie aux premiers syndromes d’une sorte d’épilepsie psychique.
Hortense levait les bras :
— Mon Dieu, d’épilepsie...
— C’est un bien grand mot, disons un accès conjugué de fureur et de vertige. Notez qu’il n’a pas été épargné par les accidents et la maladie... De sa chute à la Malmaison jusqu’à sa blessure où il a échappé de justesse à l’amputation.
— Un Napoléon à jambe de bois ! murmurait Hortense...
— Bien sûr, personne ne peut imaginer ça. Mais vous savez qu’il a contracté la gale en Égypte et que cette gale s’est muée en eczéma purulent dont il ne s’est jamais débarrassé. L’acné et les poussées de dartres sont aujourd’hui chroniques et sa congestion pulmonaire de 1809 a laissé des traces. Mais je tiens à vous rassurer, madame, les syndromes et les stigmates qui nous inquiètent aujourd’hui sont imputables d’une part à son hérédité, d’autre part au mûrissement des accidents secondaires, des affections ou des excès de sa jeunesse.
Corvisart avait saisi dans un râtelier une bouffarde de grenadier au fourneau d’écume... Il dit à mi-voix :
— Et puis, le médecin de l’Empereur ne peut pas tout dire à une dame, surtout à sa fille.
Hortense s’empourpra :
— Que voulez-vous dire ?
Corvisart se mordit les lèvres.
— Oh ! rien que vous ne sachiez déjà. Il souffre aujourd’hui de trois élancements douloureux : la cystite, les hémorroïdes et la dysurie.
Il rallumait sa pipe de grognard.
— J’ai commencé par vous dresser un tableau assez sombre : je dois vous dire qu’il n’y a personne au monde en dehors de vous à qui je livrerais ces confidences. Vous représentez pour moi sa famille. L’impératrice Joséphine est morte. Marie-Louise ne reviendra jamais. Et je me dois de vous livrer ce bilan où j’ai dû rassembler l’essentiel de mes informations et de mes examens. Mais ce que je dois vous dire surtout, c’est que cette cascade d’infections et d’inflammations, d’éruptions et de congestions n’a pas profondément altéré son potentiel nerveux. Avez-vous pensé qu’il y a une semaine, il est resté trois jours à cheval, sauf l’après-midi de Waterloo où il a tellement souffert qu’il a renoncé au cheval et qu’il s’est fait conduire en calèche sur le théâtre des opérations.
« Autrefois on parlait du nez de Cléopâtre. Aujourd’hui c’est la vessie de Napoléon qui va changer la face du monde. Bien sûr, il n’a plus cette fabuleuse résistance qui lui permettait de revenir de Castille à Paris en six jours – seize cents kilomètres. En quittant la Russie en novembre 1812, il émergeait aux Tuileries trois semaines plus tard. À travers neige, glace, pièges et cosaques... Et savez-vous que ce jour-là, quand il est arrivé à Paris, on l’a vu, sans s’arrêter, convoquer son Conseil en montrant la même présence d’esprit, le même entrain, et la même force d’idées que s’il avait passé la nuit dans sa chambre ? Toute sa vie a été menée à « un train d’enfer », comme disent les bonnes gens.
« Ce sont tous ces surmenages qui l’ont usé. Mais ne vous tracassez pas trop. Avez-vous pensé que l’an dernier à l’île d’Elbe, il s’offrait de longues randonnées solitaires. De 5 heures du matin à 3 heures de l’après-midi. Soit huit heures de marche. Vous pourriez supporter huit heures de marche, vous ? Non. Eh bien, moi non plus. Et songez qu’à son retour de « promenade », comme il disait, il faisait seller son cheval et galopait trois heures. Et personne ne pouvait le suivre. Après cette journée épuisante, un souper garnit, deux heures de repos, et il passe le reste de la nuit à travailler.
« Vous savez ce qu’il m’a dit il y a deux mois ? Mon meilleur travail se situe entre 2 heures et 4 heures du matin. C’est l’heure de la mort, disait l’abbé de Rancé. C’est pour moi celle de la vie intense de l’esprit. J’écris – de préférence au crayon – de 2 heures à 4 heures du matin. Et de 4 à 6, je médite. »
« Tout ce que je vous raconte est récent, alors il ne faut pas vous affoler, surtout quand on considère la formidable pression à laquelle il est soumis depuis son retour de l’armée.
— Vous cherchez à me rassurer, docteur.
— Non, je cherche à
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