La nuit de l'ile d'Aix
y voir clair. Et ce n’est pas simple. Sur le plan de la vitalité, il ne ressemble à personne, mais aujourd’hui il présente des signes d’usure organique.
— Il est pourtant dans la force de l’âge.
— Bien sûr, mais il a déjà passé l’âge de sa force. Le soir commence à midi...
M. Fouché avait posté aux abords du palais des espions qui lui décrivaient chaque soir les scènes d’agitation et le flux grossissant de la populace.
— Le pavé fermente, monsieur le duc...
Après avoir écouté le rapport de ses agents, Fouché convoquait Davout.
— Monsieur le maréchal, la présence de Napoléon à Paris représente un danger permanent pour le gouvernement. Imaginez qu’il lui prenne lubie de rassembler les émeutiers. Alors que nous ne sommes pas sûrs de l’armée... Il faut qu’il quitte Paris au plus tôt. Je vous demande d’aller lui exposer cette nécessité. Insistez sur le danger qu’il court à l’Élysée. Je sais que c’est une démarche pénible que je vous demande, je vous remercie de l’accepter pour le salut de la nation.
Davout se résigne. Sans joie. Il arrive sans se faire annoncer en costume civil, cravate et redingote, comme s’il avait honte de revêtir son uniforme et ses décorations devant l’homme qui l’avait fait prince et maréchal.
— Sire, l’intérêt de votre sécurité...
— Vous voulez dire l’intérêt de Fouché et le vôtre ?
— Sire, je ne pense qu’à l’intérêt de la Nation.
— ... Davout, pendant vingt ans, vous avez suivi mon sillage. Aujourd’hui, vous suivez celui de Marmont. Vous avez partie liée avec les pairs, les représentants, la Commission. Il y a huit jours, vous étiez mon ami. Vous êtes aujourd’hui le complice du duc d’Otrante... Tout destin, monsieur le maréchal, est un affrontement entre la conscience et la carrière. Pourquoi vous en voudrais-je de choisir votre carrière. Vous voulez que je parte ? Eh bien ! je partirai. Dès demain. Et rassurez vos amis...
Davout laisse passer l’algarade et dit simplement :
— Sire, les Prussiens sont à deux lieues de Paris.
— Eh bien, puisque vous êtes général en chef, qu’attendez-vous pour prendre la tête de l’armée ?
Davout s’incline sans un mot. Napoléon salue d’un bref signe de tête qui met fin à vingt ans de confiance commune et d’amitié fraternelle.
Dans la cheminée du grand salon où crépite un feu de cosses, Méneval jette les papiers que Napoléon trie sur le bureau et lui lance par brassées. Fleury de Chaboulon tisonne le foyer.
Ces édits, ces lettres, ces décrets qui avaient décidé du destin du monde se tordent en flammes et retombent en lambeaux noircis. Brusquement Napoléon arrache des mains de Fleury de Chaboulon la lettre d’un haut dignitaire.
— Ne brûlez pas celle-là, gardez-la pour vous... Ce sera une excellente recommandation. Celui-là ne manquera pas de jurer aux Bourbons qu’il leur a conservé une chaste fidélité. Quand il saura que vous avez en main la preuve contraire, il se mettra en quatre pour vous servir. Gardez les lettres de tous ces gens. C’est de la même volée {32} .
Fleury de Chaboulon rangea le document.
— Eh bien, vous voyez, dit Napoléon, vingt ans d’Histoire, ça se réduit au matériau friable qui est la finalité de tout destin : des cendres... C’est assez pour aujourd’hui, nous reprendrons demain. Méneval, vous ferez sceller les caisses.
Méneval et Chaboulon croisent Hortense dans l’escalier.
Elle se jette aux genoux de l’Empereur. Il la relève, il la prend dans ses bras :
— Ne pleurez pas, songez à votre sécurité... Il faut regagner votre grande maison de Genève au bord du lac.
— Sire, il ne s’agit pas de moi, c’est à vous de partir, à vous de mettre la distance, le temps, la mer entre vos ennemis et vous. Ne tardez pas, je vous en conjure. Demain il sera peut-être trop tard. Partez, partez...
— Partir ? Mais où ?
— Je ne sais pas. Très loin, avez-vous fait un choix ?
Il la regarde, elle tremble.
— Est-ce que Paris a fait son choix entre l’ennemi et moi, écoutez ces rumeurs et ces piétinements...
Le vieux cri, le cri de ralliement de vingt années de gloire explose, monte vers lui : VIVE L ’ EMPEREUR , VIVE L ’E MPEREUR ...
Une délégation de fédérés bouscule la garde nationale et entre dans le parc de l’Élysée. Napoléon a suivi la scène de la
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