La nuit de l'ile d'Aix
commandants des frégates, les officiers et les équipages trouveront dans leur cœur (et il leur est expressément ordonné) de traiter sa personne avec tous les égards et le respect dus à sa situation et à la couronne qu’il a portée. Il est de plus ordonné aux frégates d’appareiller dans un délai maximum de vingt-quatre heures à partir de l’embarquement. »
Ainsi la dépêche qui part pour Rochefort le 27 juin à 6 heures du soir porte des directives précises de combat contre les Anglais :
« Si l’on est obligé de combattre des forces supérieures, la frégate sur laquelle ne sera point embarqué Napoléon se sacrifiera pour retenir l’ennemi et pour donner à celle sur laquelle il se trouvera le moyen de s’échapper. »
Mais le post-scriptum qui est adressé dans la nuit au préfet Bonnefous dément l’ordre formel de la veille sous la forme d’une note confidentielle du ministre de la Marine au préfet M. de Bonnefous : « Les frégates appareilleront si la situation des croiseurs ennemis permet de le faire sans compromettre les frégates {43} . »
Journée du 28 JUIN
« Je ne croirai qu’on a fait la guerre qu’au seul Bonaparte quand on me prouvera que lui seul a tiré et sabré à la Belle-Alliance. Je ne connais pas d’alliance avec un individu. On ne le fait qu’avec les princes et les rois que parce qu’ils sont chefs de nations. Nous avons affaire au gros de cette nation. »
V ON G AGERN
À l’aurore du 28 juin, Paris fut témoin d’un événement inouï, mais comment parler d’aurore alors que les nuits de cette semaine suffocante étaient claires et tièdes, étrangères à l’ombre et au sommeil comme les nuits du cercle polaire au mois d’août.
À la Chambre aussi s’ouvrait la saison des nuits blanches. Des nuits où se nouaient les intrigues et les ambitions, où se confondaient les alliances et les trahisons, où se relayaient les algarades au grand jour et les âpres combats de l’ombre. Car la Chambre est devenue un cercle de jeu où les joueurs avancent sur le tapis leur rouge et leur noir, leurs Bourbons et leurs Orléans, leurs pairs et leurs manques, leurs impairs et leurs impasses.
L’Empereur ne dort jamais. Fouché ne dort que d’un œil. Les sentinelles de Grouchy veillent aux portes de Paris.
Or dans cette nuit du 28 juin 1815, Paris allait découvrir un mouvement de migration oublié depuis des siècles. Vingt mille paysans avaient investi la ville. Personne ne savait pourquoi ils étaient là ni d’où ils venaient ou comment ils étaient entrés. Mais au lever du soleil, le sommeil des boulevards fut troublé par les cahots et les mugissements. Les dames en dentelles de nuit qui poussaient leurs volets regardaient couler cet exode mérovingien. Les grands bœufs blancs marchaient lentement en tête de la procession, remorquant les chariots où s’entassaient pêle-mêle les huches, les aïeules, les fourrages, les enfants. Les vieux, appuyés sur la houe ou le bâton de cormier, suivaient les charrettes chargées d’araires et de hardes, encombrées d’armoires et de luzerne. Et les bouviers avec leurs longs aiguillons ouvraient le cortège en psalmodiant des mélopées venues du fond des temps pour rythmer la marche des attelages.
Ils avaient revêtu leur blouse de toile écrue, leur velours des dimanches, leur chapeau à rubans comme pour les assemblées de village. Leurs sabots sculptés sonnaient sur le pavé et le fleuve de chars, d’hommes et de bêtes coulait lentement entre les avenues. Dans les carrioles, les femmes coiffées de paille ou de fichu, assises sur des cages à barreaux où s’entassaient les lapins et les volailles, tenaient étroitement serrés sur leurs genoux des nourrissons endormis.
Quinze siècles plus tôt, leurs ancêtres avaient fui devant les Huns. Eux, ils venaient, poussés par un réflexe séculaire, demander aide et protection contre les barbares aux seigneurs des châteaux forts. Rien ne semblait pouvoir arrêter le cours de ce torrent. Les policiers qui tentaient de s’interposer reculaient pas à pas parce que l’avant-garde était profondément poussée par la force lente, massive, irréversible du cortège.
— Mais où allez-vous, bon Dieu ?
— Les Prussiens arrivent, ils brûlent tout... Nous, on voudrait voir l’Empereur.
— L’Empereur est parti...
— C’est pour ça que les Prussiens arrivent.
Ce dialogue de sourds se répétait sur tous les
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