La nuit de l'ile d'Aix
fronts de la horde. Fouché, Davout, Réal désarmés devant l’invasion envoyaient des officiers parlementer sur le front des troupeaux.
— Où sont vos chefs ?
— On n’a pas de chefs. Mais on veut bien se battre.
— Les Prussiens sont derrière nous.
— Nous, on est avec l’Empereur.
Il fallut organiser les campements, répartir selon les villages ces exilés d’un autre âge qui venaient chercher comme aux temps immémoriaux refuge au donjon contre les barbares. Et, le soir, les Parisiens purent se croire ramenés au siège d’avant l’an mille lorsque les bouviers descendaient avec de grands cris sauvages faire abreuver les vaches dans la Seine.
La masse grise et blanche des cheveux drus, les petits yeux de rapace à l’affût, le front plissé, le rostre impérieux du menton, la balafre ancienne qui se colore au combat, la main tavelée qui court sur la feuille. Le maréchal Blücher écrit à sa femme d’une plume rageuse. Il est ivre, comme chaque soir. « Dans trois jours je serai à Paris. J’ai réclamé aux députés la tête de Bonaparte. Si je peux le capturer, je le ferai pendre à la tête de mes colonnes. Il est fort possible et fort vraisemblable que Bonaparte soit livré à moi et à lord Wellington... »
Le maréchal pose sa plume d’oie et plonge entre ses paumes sa hure de soudard burinée par trente ans de batailles contre les Français, depuis ces temps où il se proposait de brûler Paris jusqu’à ce printemps 1814 où il est entré à cheval aux Tuileries. Il entend monter des années lointaines des tambours, des galops, des canons. Valmy... Iéna... Friedland... Auerstaedt... Dresde...
Il revoit la reine Louise, racontant entre deux sanglots comment elle s’était traînée aux genoux de Napoléon pour le supplier d’épargner la patrie. Tant de sang, tant de larmes, tant de morts, tant de hontes et tant d’avanies...
« Je ne peux agir plus habilement que de le faire fusiller. Ce serait rendre service à l’humanité... » On frappait. Il dit : « Entrez » sans lever la tête de sa feuille.
— Bonsoir.
— Ah ! c’est toi.
Le maréchal repose sa plume et tend la main à son beau-frère, le major Ernst von Colomb.
— Entre, Ernst, je suis content de te voir. Approche la lampe, je vais te montrer la route.
Blücher déploie une carte d’état-major sur laquelle il a souligné d’un trait rouge les ponts de la Seine.
— Tu vas prendre cinq hommes avec toi. Vous allez vous habiller en bourgeois pour ne pas attirer l’attention. Vous passerez le pont de Bezons avant l’aube. Tu vois ce rectangle vert au pied du mont Valérien, c’est la Malmaison. Il n’y a que quelques sentinelles... Vous pourrez les éviter en passant par les arrières du château... Il faut être là avant la naissance du jour. Vous laisserez vos chevaux dans ce bosquet avec un homme pour les garder. Bonaparte a l’habitude de se lever à 4 heures et de faire un tour de parc, seul... Il vous sera facile de vous dissimuler et de l’ajuster. La maison ne sera pas encore réveillée, vous profiterez de l’affolement des gardes pour vous éparpiller dans les forêts des bords de Seine. J’enverrai un détachement de uhlans à votre rencontre. Il faut partir dans une heure.
Les six Prussiens galopent dans la nuit noire. Ils atteignent à 2 heures les berges du fleuve.
Napoléon qui ne s’est pas couché annote Humboldt. « Dans toutes les révolutions, la nomenclature géographique se ressent de l’esprit d’innovation qui s’empare de la multitude. »
Flahaut qui revient d’un tour de ronde est agité de sombres prémonitions.
— Sire, j’ai le sentiment qu’un danger rôde autour de nous.
— Vous savez, Flahaut, les pressentiments sont comme les destins, ils ne se justifient qu’après coup. Le danger, c’est le ressort de la guerre. Et précisément, ce que je trouve dans Humboldt, c’est la confirmation de cette permanence des lois mystérieuses de la guerre. Tenez, écoutez ça : « Aguirre anime un des épisodes les plus dramatiques de l’histoire de la conquête : le tyran, c’est ainsi qu’Aguirre est désigné encore aujourd’hui par le peuple, le tyran se vante tour à tour de ses crimes et de sa piété. »
Il repose l’ouvrage : « Le tyran se vante tour à tour de ses crimes et de sa piété. » Quel prodigieux raccourci de l’histoire des rois !
Flahaut approuve gravement.
— Allez me
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