La nuit de l'ile d'Aix
notre détermination.
M. le comte Merlin doit se joindre à vous pour cette mission.
Signé : Les cinq membres de la Commission.
Pendant que Beker parcourt du regard les nouvelles instructions :
— Comprenez-moi bien, général, dit Davout, je vous demande d’accélérer par tous les moyens de persuasion et uniquement ceux-là le départ de l’Empereur. Faites comprendre à Sa Majesté l’urgence du péril à quoi elle s’expose en demeurant à la Malmaison.
En communiquant cet arrêt à Napoléon, Beker espérait hâter sa décision. L’Empereur lut attentivement le papier, mais installé dans l’attente fiévreuse des nouvelles de Paris, il restait aux aguets. Beker comme Hortense auront jusqu’à la dernière minute le sentiment que Napoléon est demeuré à l’affut du miracle, qu’il poursuit le rêve insensé qui s’était si souvent converti en recours providentiel. Ce qu’il guettait à l’angle des allées, c’était une vision familière aux grandes heures de l’Empire. C’était un nuage de poussière épique d’où émergeraient Murât, Bessières ou Lassalle, les dragons, les lanciers ou les hussards. Et tourné vers Beker :
— Ah si votre beau-frère {45} était là...
L’armée du Nord campe devant Paris. Cinq officiers se présentent à la Malmaison. Napoléon les reçoit en uniforme d’Austerlitz, culotte blanche, gilet de chasseur de la Garde, bottes à l’écuyère.
— Sire, il faut prendre le commandement de l’armée, vos soldats vous attendent.
— Sire, Blücher est à Aubervilliers.
— Sire, nous culbuterons les Prussiens comme à Iéna...
Napoléon hoche la tête :
— Messieurs, je prendrai ma décision ce soir, revenez demain.
À midi, Beker a emmené la reine Hortense au pont de Chatou. Les madriers drainés par le courant fumaient encore en tournoyant dans les ressacs. Le pont était affaissé, éventré, le fleuve agité de remous et, sur les berges, les mœllons accrochaient aux haies épanouies leurs débris délités. Les tiges de fer, les gravats et les boulons s’éparpillaient dans la savane des herbes folles et des fleurs fauchées, souillant la reverdie des taillis des ruines semées par les hommes.
Des moignons d’arches blanches, des pilastres au col rasé émergeaient encore dans les eaux de la Seine comme des statues mutilées après le déval d’un torrent. Les nattes des aulnes étaient fardées de poudre noire. Sur la rive du fleuve, le fouillis odorant des sureaux, des chèvrefeuilles et des aubépines offrait aux promeneurs le contraste mélancolique entre les splendeurs de l’été renaissant et les fumées d’un monde à l’agonie. L’aurore des sèves ignorait le crépuscule de l’Empire. Beker restait sombre et muet.
— Que vont faire les Chambres ? dit Hortense pour rompre l’angoisse.
— Après l’appel de Boulay de la Meurthe, les représentants ont ratifié la proclamation de « Napoléon II Empereur des Français ».
— Et les pairs ?
— Ils ont entériné l’acte d’abdication et l’intronisation du roi de Rome.
— Vous pensez qu’il peut revenir ?
Beker haussa les épaules.
— Vous n’y pensez pas, madame, le roi de Rome n’a pas de frégate, il n’a que des bateaux d’enfant dans le bassin d’un parc.
Le soleil perce le rideau flottant – ambre et brume – qui drape le vieux parc de la Hofburg. Les statues sortent de l’ombre humide, blanches et nues, émergent de leurs gaines de vapeurs.
L’Enfant de France marche entre les fuseaux arrondis des ifs et les éperons vert-de-gris des cavaliers sur leurs socles de pierre. L’enfant aux cheveux cendrés et au col de velours, aux souliers à boucles d’or, tient par la main Mme de Montesquiou. Il a quatre ans, des cheveux de fille et une voix de flûtiau. Il a changé d’état civil, il ne s’appelle plus Napoléon, mais François. On lui a retiré la Légion d’honneur. Et comme il pleurait et trépignait, on lui a accroché l’ordre de Saint-Étienne.
Ce matin du 28 juin, « Maman Quiou » l’emmène essayer sa nouvelle monture. C’est un « petit âne gris et facétieux ». François a beaucoup ri, juché sur son âne, pendant deux tours de parc.
— C’est assez pour ce matin, monseigneur.
Le voilà dans sa vaste chambre, tentures, dorures et rideaux épais comme un décor de théâtre. Autour de lui ses jouets préférés : le Turc à la mandoline, le tombereau
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