La nuit de l'ile d'Aix
Barlow tout arrivait enfin. Tout, c’est-à-dire moi. C’était le 24 décembre. Nous avions fait quarante lieues en trois jours. À un gîte d’étape où je descendais pour me restaurer, je m’apprêtais à repartir et je vois descendre devant moi d’un traîneau un homme inquiet, chiffonné, poudré de neige. Je ne l’ai pas reconnu au premier abord. Je ne l’avais pas vu depuis douze ans. Il avait grossi, il était engoncé dans une peau de bête, barbu, voûté, blanchi par l’âge et par le givre. C’est lui qui m’a abordé. « Sire, vous me reconnaissez ? »
Comme j’hésitais, il ôta sa toque de fourrure. Autour de lui tournoyait une rafale de neige. Et ce tourbillon délivrait ma mémoire. Ce que je voyais derrière cet embrun, c’étaient des vapeurs de flammes. C’étaient des langues de feu et les spires de fumée projetées par Fulton sur son écran de toile. Il répétait : « Sire vous me reconnaissez ? — Si je vous reconnais. Au Panorama, l’incendie de Moscou, c’était vous n’est-ce pas ? Aujourd’hui c’est moi."
« Il hocha la tête : « Sire, il faut absolument que je vous parle.
— Eh bien, montez. Et dites à votre cocher de me suivre."
« Et je mesurais la singularité de cette rencontre. Les rencontres sont les jalons de la fatalité. Et rien ne se fait par hasard. Ce n’était pas le hasard qui mettait Barlow sur ma route. C’était la Providence. J’ai eu le sentiment que le destin m’adressait un appel, que les temps étaient venus de sceller une alliance avec l’Amérique. Barlow m’a parlé des contraintes et des souffrances que le Blocus continental entraînait pour son pays. Il gémissait sur ce décret qui n’était pas appliqué. Je lui ai promis de donner des ordres, d’accélérer la mise en application dès mon retour. Je lui ai renouvelé mes sentiments de sympathie pour les États-Unis et je lui ai assuré qu’en cas de conflit avec les Anglais il nous trouverait à ses côtés.
— Venez me voir à Paris, je vous donnerai une lettre pour Monrœ. Rassurez-le sur la levée des séquestres.
Alors il m’ouvrit son cœur et libéra du même coup ses craintes et ses espérances. Il me dit que le peuple américain gardait intact son amour pour la France, il répétait que je jouissais d’un immense prestige dans ce peuple et dans son armée : “Vous pourrez le constater, sire, en lisant la lettre du Président...” Il a parlé, parlé, parlé... Je l’ai déposé au relais suivant dans son traîneau, qui nous avait suivis. Le lendemain j’ai ouvert la lettre de Monrœ, la voilà... Napoléon brandissait le papier comme une relique. Savez-vous ce que le Président m’écrivait ? Que si un jour les circonstances me décidaient à quitter l’Europe, mon véritable foyer serait l’Amérique. Que j’y connaîtrais un accueil inoubliable, que j’y serais reçu à bras ouverts et que le gouvernement m’offrirait une résidence en Louisiane : “Le peuple américain souhaite si fort votre présence qu’on vous a fait bâtir un petit palais à La Nouvelle-Orléans. On l’appelle déjà la Maison de l’Empereur.”
Voilà, messieurs, notre passeport pour les États-Unis, concluait Napoléon. L’encre a été bue par la neige et roussie par la rouille. Mais le message est parvenu à son destinataire et la proposition reste valable. Voilà pourquoi dans deux jours nous voguerons vers l’Amérique.
Beker, Bertrand et Savary se repassaient le papier délavé avec des précautions d’orfèvre. Napoléon le rangea dans son cartable, puis il posa les coudes sur la table et mit son menton entre ses paumes. Et à mi-voix, comme pour lui-même : “A quoi pouvait bien penser Joël Barlow, chapelain, négociant, poète, promoteur et diplomate américain, dans cette voiture happée par la neige et la nuit ? À d’autres voitures d’émigrants qui s’essoufflaient sur les chemins de l’Ohio, à ces dupes enthousiastes dont la détresse et la ruine avaient assuré sa fortune... Au sous-lieutenant Napoléon Bonaparte qui venait rue Neuve-des-Petits-Champs s’enquérir sur les conditions d’émigration de la Compagnie de l’Ohio et du Sciotto. Et qui était – déjà – prêt à s’embarquer pour l’Amérique... À la prédiction de la bohémienne du Palais-Royal ?... À la plongée en rade de Brest de Fulton, dont il finançait le sous-marin ?... Ou à l’incendie de Moscou dont il commentait
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