La nuit de l'ile d'Aix
messieurs ?
— Descendez, Lagrave, nous venons offrir nos hommages à l’Empereur.
— L’Empereur, quel empereur ?
Le colonel Bourgeois s’impatiente :
— Vous êtes aveugle ou sourd ?
— Oh ! nom de Dieu !... l’Empereur...
Lagrave s’habille à la hâte, boutonne son pantalon sur sa lisette de nuit, descend quatre à quatre et passe par la porte sa tête encore brouillée de sommeil.
— Conduisez-nous auprès de Sa Majesté.
— Sa Ma..., Sa Majesté ne m’a rien dit...
Après avoir présenté ses civilités à l’Empereur et proclamé son indéfectible attachement, le préfet redescend pour faire entrer sa calèche dans la cour de l’hôtel. Il fait fermer le portail à double tour. Les curieux s’entassaient sur l’avenue. Déjà les bataillons du 13 e Chasseurs et du 2 e Hussards s’étaient rangés en ordre de bataille sur la place de la Brèche, les carrosses et les fourgons de la suite de l’Empereur faisaient trembler le pavé. Il fallut ouvrir aux cochers les remises du Grand Cerf et de la Boule d’Or.
Sur les instances de M. Busche, Napoléon rejoignit ses appartements de la préfecture. Il s’enferma aussitôt avec le préfet, se fit apporter des cartes d’état-major et se livra à un examen attentif des forces de la région.
— Je peux compter sur deux régiments de cavalerie, sur les fédérés... Lamarque est à deux heures de marche, vous me dites que les chefs de corps de Poitiers, de Limoges et de La Rochelle sont fidèles.
— Rien n’est plus facile, dit Montholon, que de décréter d’accusation le gouvernement provisoire et de marcher sur Paris à la tête de deux cent mille soldats, sous l’escorte populaire de cent mille paysans fanatisés.
M. Busche se taisait, mal à l’aise {61} .
— Le gouvernement connaît mal l’esprit de la France. Il s’est trop pressé de m’éloigner de Paris. S’il avait accepté ma proposition, les affaires auraient changé de face. Je pouvais encore exercer au nom de la Nation une grande influence sur les affaires publiques en appuyant les négociations du gouvernement par mon armée. Je vais prolonger mon séjour chez vous de deux jours pour prendre contact avec les chefs de corps.
La ville s’éveillait de fenêtre en fenêtre. Aux échoppes des ruelles, aux parvis des matines du dimanche, sous les appentis de tuiles roses où les lingères rinçaient les dentelles de l’aube, aux rendez-vous des pêcheurs sur les berges herbues de la Sèvre, des mots magiques circulaient :
— L’Empereur est arrivé... Napoléon est là...
Les laitiers, les facteurs et les postillons lançaient la nouvelle à la cantonade dans les cours et dans les relais. Les marteaux des forgerons, les battoirs des laveuses, les cloches des basiliques, les clairons de la troupe scandaient « NAPOLÉON », et la clameur courue s’enfla jusqu’à cette foule avide, énorme, exaltée, qui encombrait maintenant la Brèche et qui grouillait dans les avenues.
Ce dimanche était brusquement devenu un jour de fête nationale. Des villages de la plaine et du marais avertis à la sortie de la première messe, accouraient des carrioles bondées de paysans en affûtiaux du dimanche, gilets brodés, sabots sculptés, coiffes aux ailes ajourées et galurins enrubannés.
La population de la ville avait doublé dans la matinée. Un cortège de jeunes gens dévalait le boulevard en beuglant :
Il était un p’tit homme
Tout habillé de gris
Carabi...
Et les ovations déferlaient jusqu’à se fondre dans un immense cri d’amour poussé par des milliers de gosiers :VIVE L’EMPEREUR. Des rumeurs folles couraient dans cette foule : on apprenait que le général Lamarque arrivait de la Vendée avec trente mille hommes, que le général Clauzel remontait de Bordeaux avec une armée plus forte encore, que toutes les garnisons régionales se proposaient de les rejoindre pour former une seule et même armée de cent trente mille hommes. Napoléon allait reconquérir la France avec cette armée...
Insensiblement Niort devenait Porto Ferrajo. De l’hôtel de la préfecture, Napoléon écoutait monter vers lui cette rumeur à mille voix et recevait de nombreux visiteurs : le roi Joseph, puis Mme Bertrand et les enfants. Et puis Gourgaud qui annonçait l’arrivée du général Lallemand.
— Ah, Lallemand, je suis content... C’est lui qui commandait les chasseurs de La Garde à Waterloo, monsieur
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