La Papesse Jeanne
les
défauts de celui-ci, mais l’empereur représentait néanmoins le dernier espoir
de maintenir uni le royaume franc. Les divisions qui déchiraient le pays depuis
l’année passée avaient prélevé un effroyable tribut, car les Normands,
profitant du désordre militaire induit par le chaos politique, avaient
intensifié leurs incursions sur les côtes franques, causant ainsi d’immenses
ravages. Si Lothaire réussissait ce jour à remporter une grande victoire, ses
frères n’auraient d’autre choix que celui de le soutenir. Dans l’esprit de
Gerold, mieux valait un pays régi par un tyran qu’un pays anéanti.
Un grand
martèlement de planches donna l’ordre du rassemblement. Lothaire avait décidé
de faire dire une messe à la première heure pour échauffer le cœur de ses
soldats avant la bataille. Gerold laissa là ses méditations solitaires et
regagna le camp.
Vêtu d’une
chasuble de drap d’or, l’évêque d’Auxerre était monté sur un char à provisions
afin d’être vu de tous.
— Libéra
me, Domine, de morte aeterna... psalmodia-t-il de
sa voix grave, tandis que de nombreux prêtres passaient dans les rangs des
soldats pour distribuer la sainte hostie.
Beaucoup d’hommes
étaient des serfs dénués de toute science des armes. En temps normal, ils
eussent été exemptés du service militaire impérial, mais les circonstances
actuelles étaient tout sauf normales. Bon nombre d’entre eux avaient été
arrachés à leurs foyers sans même avoir eu le temps de préparer leur bagage ou
de faire leurs adieux aux leurs. Ils recevaient à présent la communion d’un air
hébété et n’étaient aucunement en condition de se préparer à mourir. Leurs
pensées étaient encore fermement arrimées aux choses de ce bas monde auxquelles
on les avait si brutalement arrachés : leur champ, leur gagne-pain, leurs
dettes, leurs femmes, les enfants laissés derrière eux. Très inquiets, ils ne
comprenaient pas encore l’étendue de leur infortune ; ils ne pouvaient
croire qu’on attendait d’eux qu’ils combattent et meurent sur cette terre
inconnue, tout cela pour un souverain dont le nom même, quelques jours plus
tôt, n’évoquait rien ou presque à leurs oreilles. Combien d’entre ces
innocents seront encore en vie pour voir le soleil se coucher ce soir ?
— Ô Seigneur des Hosties, déclama l’évêque à la fin de la messe,
Champion de toutes les batailles, Grand Pourvoyeur de victoires, donne-nous le
bouclier de ton soutien, ainsi que le glaive de ta gloire, afin de garantir l’anéantissement
de nos ennemis. Amen.
— Amen !
répétèrent à l’unisson des milliers de voix.
Au même instant,
un étroit croissant de soleil parut à l’horizon et répandit une lumière dorée
sur la prairie. Les pointes des lances et des flèches se mirent à briller comme
autant de pierres précieuses. Un cri joyeux monta des rangs.
L’évêque retira
son pallium, le tendit à un prêtre subalterne, puis détacha sa chasuble et la
laissa glisser à terre, pour apparaître finalement en grande tenue de soldat :
il portait non seulement la brunia, épais pourpoint de cuir trempé dans
la cire chaude et bardé de plaques de fer, mais aussi des baugae, protège-jambes
en fer.
Il a
l’intention de combattre lui aussi.
À strictement
parler, le saint office de l’évêque lui interdisait de verser le sang d’autrui,
mais en pratique, ce pieux idéal était le plus souvent ignoré : les
évêques et les prêtres combattaient auprès de leur roi comme tous ses autres
vassaux.
Un assistant
tendit à l’évêque un glaive à croix gravée. Le prélat brandit son arme, dont la
poignée d’or lança des éclairs sous le soleil naissant.
— Priez
Jésus-Christ ! s’écria-t-il, exalté. À l’assaut, vaillants chrétiens, et
que le sang coule à flots !
Gerold commandait
le flanc gauche, positionné sur la crête d’une colline qui bordait le champ de
bataille côté sud. Sur le monticule opposé, Pépin, le neveu de Lothaire, commandait
le flanc droit, un contingent d’Aquitains fort bien armés. L’avant-garde,
emmenée par Lothaire en personne, était rassemblée juste derrière l’orée des
arbres qui marquait la limite orientale de la plaine, face aux lignes ennemies.
L’étalon bai de
Gerold renâcla et fit entendre un hennissement d’impatience. Le comte lui
flatta l’encolure. Mieux valait préserver toute l’énergie de l’animal pour la
charge,
Weitere Kostenlose Bücher