La Papesse Jeanne
Tout à coup, il y eut
un concert de grincements en tous genres : chacun se levait en hâte pour
saluer l’entrée du pontife. Seul Benoît, bouche bée, resta cloué sur le trône
papal.
— Ferme la
bouche, mon frère, lança Serge, ou tu finiras par gober une mouche !
— Très Saint
Père, est-ce bien raisonnable ? s’écria Benoît, recouvrant enfin ses
esprits. Ne risques-tu pas de compromettre ta santé en venant assister à cette
audience ?
— Merci
mille fois, mon frère, mais je me sens au mieux. Et sache que je ne suis pas
venu pour assister à l’audience, mais pour la présider.
Benoît se leva
vivement.
— Je me
réjouis de l’apprendre, répondit-il sans grand enthousiasme, et il en va de
même pour Rome tout entière.
Serge prit place
sur le trône.
— Eh bien ?
Quel est l’ordre du jour ?
Un notaire s’empressa
de le mettre au fait des détails de l’affaire que l’on examinait présentement.
Mamert, un riche marchand, demandait la permission d’entamer la restauration de
l’Orphanotrophium, pensionnat destiné aux orphelins, installé à deux pas du
Latran dans un édifice en pleine décrépitude. Mamert se proposait de
reconstruire entièrement les lieux et d’en faire une hôtellerie à l’usage des
riches pèlerins.
— Je connais
bien l’Orphanotrophium, dit Serge. J’y ai moi-même séjourné quelque temps après
la mort de notre mère.
— Votre
Sainteté, intervint Mamert, le bâtiment est dans un état si lamentable qu’il
forme un spectacle désolant pour notre belle cité. Mon projet le transformera
en palais.
— Et que
deviendront les orphelins ? s’enquit le pape.
Mamert haussa les
épaules.
— Ils
trouveront refuge ailleurs. Ce ne sont pas les hospices qui manquent.
— Il n’est
jamais agréable d’être chassé de son logis, remarqua Serge, dubitatif.
— Votre
Sainteté, cette hôtellerie sera l’orgueil de Rome ! Ducs et rois se
bousculeront pour y dormir !
— Les
orphelins valent autant aux yeux du Seigneur que les rois et les ducs. Le
Christ n’a-t-il pas dit : « Bénis soient les pauvres, car le Royaume
des Cieux leur appartiendra » ?
— Votre
Sainteté, je vous supplie de réfléchir ! Pensez à tout ce que l’existence
d’un tel établissement peut faire pour la renommée de Rome !
Serge secoua la
tête.
— Je ne
laisserai pas détruire le refuge de ces pauvres enfants. La demande est
rejetée.
— Je
proteste ! s’écria Mamert, indigné. Votre frère et moi avons d’ores et
déjà conclu un accord. La convention est signée, et le paiement versé.
— Le
paiement ? répéta Serge, haussant un sourcil.
Benoît se hâta de
secouer la tête à l’intention de Mamert. Celui-ci baissa les yeux, confus.
— Je...
je... j’ai déposé une offrande, une offrande plus que généreuse, sur l’autel de
saint Servais, afin de garantir le succès de cette entreprise.
— Sois-en
félicité, répondit le pape. Ta charité porte en elle-même le fruit de sa propre
récompense, car tu souffriras moins durement pendant ta vie éternelle.
— Mais...
— Reçois nos
remerciements, Mamert, pour avoir attiré notre attention sur le piteux état de
l’Orphanotrophium. Sa rénovation sera dorénavant notre souci premier.
Mamert ouvrit et
referma la bouche à plusieurs reprises, comme un poisson échoué sur la grève.
Après avoir jeté en direction de Benoît un regard torve, il quitta la salle à
grands pas. Serge se tourna vers Jeanne, qui esquissa un sourire en guise de
réponse.
Ce bref échange n’échappa
pas à Benoît. Voilà donc la source de ce nouveau problème, se dit-il, et
il se reprocha aussitôt de ne l’avoir pas prévu. La cour pontificale avait connu
une saison aussi active que profitable. Benoît avait consacré tant de temps aux
affaires de l’État et à l’accroissement de sa fortune privée qu’il n’avait pas
pris suffisamment garde à l’influence croissante que ce petit prêtre était en
train d’acquérir sur son frère.
Ce n’est que
partie remise, songea-t-il. Ce qui a été fait
peut être défait. Tout homme a son point faible. Il suffisait de découvrir
celui de Jean Anglicus.
Sur le chemin du
triclinium, Jeanne longeait une galerie à pas pressés. En tant que médecin
personnel de Serge, elle était admise à souper à sa table – et ce
privilège lui permettait aussi de surveiller étroitement tout ce que le pape
mangeait et buvait. Son
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