La Papesse Jeanne
regard derrière lui. Le soleil
déclinant projetait des ombres grandissantes sur les douces pentes des collines
romaines et teintait d’or les ruines majestueuses du Forum et du Colisée.
Rome ! Tout
ce pour quoi il avait toujours œuvré, tout ce qui comptait à ses yeux reposait
au sein de ces remparts sacrés.
Son dernier coup
d’œil fut pour son père – au visage peiné mais résolu, aussi paisible et
rassurant que le rocher de Saint-Pierre.
— Membrum
putridum et insanibile, ferro excommunicationis a corpore Ecclesiae
abscidamus...
Dans la sombre
fraîcheur de la basilique du Latran, Jeanne écouta le pape Léon prononcer les
terribles paroles qui allaient à jamais jeter Anastase hors du giron de la
Sainte Mère Église. Elle ne fut pas sans remarquer que Léon s’était borné à prononcer
une excommunication mineure, par laquelle le condamné se voyait interdire d’administrer
ou de recevoir les sacrements (sauf l’extrême-onction, dont nulle âme ne
pouvait être privée), mais non pas d’entretenir le moindre commerce avec ses
frères chrétiens. Léon a le cœur charitable, se dit-elle.
Tout le clergé de
Rome assistait à cette cérémonie solennelle, de même que toute la parentèle d’Anastase ;
Arsène lui-même était présent, ne voulant pas mettre en péril son titre d’évêque
d’Horta par une vaine manifestation publique d’opposition. Léon soupçonnait
naturellement Arsène d’être complice de la fuite de son fils, mais n’avait
aucune preuve pour étayer cette accusation et aucun autre motif de plainte
contre lui, car ce n’était certainement pas un crime que d’être le père d’un
condamné.
Au moment où le
cierge représentant l’âme d’Anastase fut renversé, tête en bas, puis enfoncé en
terre pour être éteint, Jeanne fut prise d’un singulier accès de tristesse. C’est un tragique gâchis, se dit-elle. Un esprit aussi brillant que celui d’Anastase
aurait pu faire le plus grand bien à l’Église si son cœur n’avait été corrompu
par une dévorante ambition.
26
La construction
du mur léonin, ainsi qu’on l’appelait désormais, progressait à grands pas. L’incendie
allumé pour le détruire était loin d’avoir atteint son but : l’échafaudage
de bois avait entièrement brûlé, et l’un des remparts ouest était noirci, mais
les dégâts s’arrêtaient là. Les divers obstacles qui ralentissaient la bonne
marche du projet depuis l’origine s’évanouirent comme par enchantement. Les
travaux continuèrent à un train soutenu tout au long de l’hiver et du printemps,
car le climat resta constamment clément, caractérisé par des journées fraîches,
ensoleillées, et sans une goutte de pluie. Des pierres de taille de la
meilleure qualité affluaient régulièrement des carrières, et les manœuvres
venus des campagnes environnantes besognaient sans relâche, dans une joyeuse
harmonie.
À la Pentecôte,
le mur atteignait déjà la hauteur d’homme. Plus personne n’aurait songé à
traiter le projet de folie. Plus personne ne se plaignait du temps et de l’or
investis. Les gens de Rome étaient de plus en plus fiers de leur chantier, dont
la formidable échelle rappelait les heures glorieuses de l’empire, quand de
tels prodiges architecturaux étaient la règle, et non l’exception. Une fois
achevé, le rempart constituait une barrière monumentale, si puissante que les
Sarrasins eux-mêmes seraient impuissants à l’abattre ou à la franchir.
Cependant, le
temps passait. Aux calendes de juillet, un messager arriva en ville, porteur d’une
effroyable nouvelle : une flotte sarrasine était en train de se former à
Totarium, petite île située au large des côtes orientales de la Sardaigne. Une
nouvelle attaque contre Rome se préparait.
À la différence
de Serge, qui s’était exclusivement fié au pouvoir de la prière pour sauver la
cité, Léon opta pour une riposte plus agressive. Il envoya sur-le-champ un
héraut à Naples, grande cité maritime, pour armer une flotte capable d’affronter
l’ennemi sur mer.
L’idée était
audacieuse – et comportait des risques. Officiellement, et malgré son indépendance
de fait, le duché de Naples devait allégeance à Constantinople. Le duc accepterait-il
de voler au secours de la cité sainte ? Ou sauterait-il sur l’occasion
pour s’allier aux Sarrasins et s’abattre sur Rome au nom de l’empire romain d’Orient ?
Le plan de Léon ne manquait
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