La Papesse Jeanne

d’analyser
une phrase. Asclepios l’écouta solennellement, sourcils froncés.
    Rose d’embarras,
le chanoine se replia en terrain plus sûr. Il aborda le catéchisme d’énigmes du
grand Alcuin, que son fils et lui avaient maintes fois répété. Jean fit assez
bonne figure dans la première partie.
    — Qu’est-ce
que l’année ?
    — Un char à
quatre roues.
    — Quels
chevaux le mènent ?
    — Le soleil
et la lune.
    — Combien
a-t-il de palais ?
    — Douze.
    — Quels en
sont les gardiens ?
    — Les douze
signes du zodiaque.
    Ragaillardi par
ce petit succès, le chanoine s’aventura dans un questionnaire plus ardu. Jeanne
était inquiète. Son frère était à présent dans un état proche de la panique.
    — Qu’est-ce
que la vie ?
    — La joie
des bienheureux, le chagrin des malheureux, et... et...
    La voix de Jean
se brisa. Asclepios bougea sur sa chaise. Jeanne ferma les yeux, se concentra
sur la réponse correcte, et pria pour que son frère se la rappelle.
    — Eh bien ?
insista le chanoine. Et ?
    Une soudaine
inspiration illumina le visage de Jean.
    — Et la
recherche de la mort !
    Le chanoine
acquiesça.
    — Et qu’est-ce
que la mort ?
    Hébété, Jean
considéra son père, tel un daim aux abois à l’approche du chasseur.
    — Qu’est-ce
que la mort ? répéta le chanoine.
    C’était peine
perdue. Son quasi-échec lors de la précédente question et le déplaisir
croissant de son père eurent raison des derniers lambeaux de sang-froid de
Jean. Il ne pouvait plus se souvenir de quoi que ce fût. Ses traits se
tordirent. Jeanne vit qu’il allait pleurer. Le chanoine le foudroya du regard.
Une lueur de pitié passa dans les yeux d’Asclepios.
    Elle n’en put
supporter davantage. La détresse de son frère, la colère de son père, l’intolérable
humiliation des siens sous les yeux d’Asclepios la mirent hors d’elle. Sans
même réfléchir à ce qu’elle faisait, elle s’écria :
    — Un
événement inévitable, un incertain pèlerinage, le chagrin des vivants, le
voleur d’hommes !
    Son intervention
fit l’effet d’un coup de tonnerre. Trois têtes se levèrent en même temps, le
visage empreint de sentiments variés. Sur celui de Jean se lisait le chagrin,
sur celui du chanoine l’indignation, et sur celui d’Asclepios la surprise. Le
chanoine fut le premier à retrouver sa voix.
    — Quelle
insolence est-ce encore là, ma fille ?
    Puis, s’étant
souvenu de la présence d’Asclepios :
    — N’eût été
la présence de notre hôte, je te corrigerais sur-le-champ. Étant donné les
circonstances, ton châtiment attendra. Hors de ma vue !
    Jeanne quitta son
siège et s’efforça de rester maîtresse d’elle-même jusqu’à la porte de la
maison, qu’elle referma derrière elle. Puis elle se mit à courir, aussi vite et
aussi loin qu’elle put, jusqu’aux fougères qui bordaient la forêt. Là, elle se
jeta à terre.
    Elle crut mourir
de souffrance. Être ainsi rabaissée devant l’homme qu’elle souhaitait le plus
au monde impressionner ! Ce n’est pas juste. Jean ne connaissait pas la
réponse, moi si. Pourquoi aurais-je dû me taire ?
    Longtemps, elle
observa l’ombre croissante des arbres. Un rouge-gorge se posa tout près et
commença à fouir la terre en quête de vers. Il finit par en dénicher un, et,
bombant le torse, se mit à parader en cercles avec sa proie. Tu es comme
moi : tout gonflé d’orgueil... Même en sachant que l’orgueil était un
péché  – pour lequel elle avait été maintes fois punie  –, elle ne
pouvait s’empêcher de raisonner. Je suis plus apte à l’étude que Jean.
Pourquoi devrait-il étudier, plutôt que moi ?
    Le rouge-gorge s’envola,
devint une lointaine et minuscule tache de couleur parmi les arbres. Elle serra
la médaille de sainte Catherine et pensa à Matthieu. Lui se serait assis près d’elle,
aurait parlé, aurait expliqué les choses de façon qu’elle les comprenne. Comme
il lui manquait !
    Tu as tué ton
frère, avait tonné son père. La nausée lui
étreignit la gorge. Et pourtant, son esprit se rebellait encore. Oui, elle
était orgueilleuse. Oui, elle voulait davantage que ce que Dieu avait imparti
aux femmes. Mais pourquoi Dieu aurait-il puni Matthieu de son péché à elle ?
Cela n’avait aucun sens.
    Pourquoi ne
parvenait-elle pas à renoncer à son impossible rêve ? Tout le monde lui
répétait que son désir d’apprendre était contre nature. Et