La Papesse Jeanne
malgré cela, elle
avait soif de s’instruire, soif d’explorer le vaste monde d’idées et de
possibilités qui s’ouvrait aux savants. Les autres fillettes du village ne s’y
intéressaient pas. Elles se contentaient d’assister à la messe sans en
comprendre le premier mot. Elles acceptaient tout ce qu’on leur disait et ne
regardaient pas plus loin. Elles ne rêvaient que d’un bon mari – c’est-à-dire
d’un homme qui les traiterait humainement, sans trop les battre – et d’une
bonne terre. Elles n’avaient aucun désir de s’aventurer au-delà des frontières
familières du village. Elles étaient aussi incompréhensibles aux yeux de Jeanne
que Jeanne aux leurs.
Pourquoi
suis-je différente ?
Un bruit de pas s’éleva
derrière elle. Une main se posa sur son épaule. Celle de Jean.
— Père m’envoie,
bougonna-t-il. Il veut te voir.
— Je te
demande pardon, fit Jeanne en lui prenant la main.
— Tu n’aurais
pas dû. Tu n’es qu’une fille.
Elle se mordit la
lèvre.
— J’ai eu
tort. Pardonne-moi.
Jean s’efforça en
vain de maintenir un masque de vertu outragée.
— Entendu,
je te pardonne. Au moins, Père n’est plus en colère contre moi. Viens t’en
assurer par toi-même.
Il l’aida à se
lever, épousseta son vêtement. Main dans la main, ils revinrent vers la maison.
À la porte, Jean
poussa sa sœur devant lui.
— Vas-y. C’est toi qu’ils veulent voir.
Jeanne se demanda
de qui son frère voulait parler, mais elle n’eut pas le temps de poser la
question : elle se retrouva face à son père et à Asclepios. Les deux
hommes l’attendaient près de l’âtre.
Elle approcha,
puis s’arrêta devant eux. Son père la scrutait d’un air singulier, comme s’il
avait avalé quelque fruit amer. Avec un grognement, il lui fit signe d’aller
vers Asclepios. Celui-ci lui prit les mains et darda sur elle un regard
pénétrant.
— Tu connais
le latin ? demanda-t-il.
— Oui,
messire.
— D’où te
vient cette connaissance ?
— J’ai
écouté les leçons de mon frère, messire, avoua-t-elle, baissant les yeux pour
ne pas croiser les yeux de son père. Je sais bien que je n’aurais pas dû le
faire.
— Qu’as-tu
appris d’autre ? interrogea le visiteur.
— Je sais
lire, messire, et aussi écrire un peu. Mon frère Matthieu m’a appris quand j’étais
petite.
Du coin de l’œil,
elle surprit le tressaillement furieux du chanoine.
— Montre-moi.
Asclepios ouvrit
la Bible, choisit un passage et la lui tendit. C’était la parabole de la graine
de moutarde de l’Évangile selon saint Marc. Elle commença à lire, trébuchant au
départ sur certains mots latins – il y avait longtemps qu’elle n’avait
plus eu le Livre sous les yeux.
— Quomodo
assimilabimus regnum Dei aut in qua parabola ponemus illud ?...
Ensuite, elle
poursuivit sans hésitation jusqu’à la fin du texte.
— « À
quoi allons-nous comparer le Royaume de Dieu, ou par quelle parabole
allons-nous le représenter ? C’est comme une graine de moutarde :
quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences du
monde, mais quand on l’a semée, elle monte et devient plus grande que toutes
les plantes potagères, et elle pousse de grandes branches, si bien que les
oiseaux du ciel peuvent faire leurs nids à son ombre. »
Elle se tut. Dans
le silence qui s’ensuivit, on entendait le doux murmure de la brise d’automne
qui caressait le chaume du toit.
— Comprends-tu
le sens de ce que tu viens de lire ? demanda Asclepios.
— Je crois.
— Explique-le
moi.
— Ce texte
veut dire que la foi ressemble à une graine de moutarde. On la sème au fond de
son cœur, comme on sèmerait une graine dans son jardin. Si on la cultive, cette
graine poussera jusqu’à se transformer en un arbre magnifique. De même, celui
qui cultive sa foi accédera au Royaume des Cieux.
Asclepios se
caressa la barbe, sans montrer ni approbation ni désapprobation. S’était-elle
trompée dans son interprétation ?
Une autre idée
lui vint.
— Ou
alors...
Le visiteur
haussa les sourcils.
— Oui ?
— La
parabole pourrait aussi vouloir dire que l’Église est une graine de moutarde.
Au commencement, elle était toute petite, et elle a poussé dans l’ombre. Il n’y
avait que le Christ et les Douze Apôtres pour s’occuper d’elle. Mais elle a
fini par se transformer en un arbre immense, dont l’ombre recouvre le
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