La Papesse Jeanne

encore une notion très claire des façons de faire
romaines, lâcha-t-il au détour de la conversation.
    — Le
contraire serait étonnant pour quelqu’un qui est né à l’étranger, répliqua
Victor, se demandant où Arsène voulait en venir.
    — J’ai été
outré d’apprendre que le pape Jean a osé puiser dans le trésor sans te
consulter.
    — Ce fut en
effet un geste... inconsidéré.
    — Inconsidéré !
Mon cher Victor, à ta place, je ne serais pas aussi indulgent !
    — Non ?
    — Un homme
averti en vaut deux.
    Victor se
départit d’un seul coup de son faux air d’indifférence.
    — Aurais-tu
entendu quelque chose ? demanda-t-il, anxieux. Sa Sainteté songerait-elle
à me remplacer ?
    — Qui peut
le dire ? Peut-être le pape a-t-il l’intention de supprimer purement et
simplement ta fonction. Ainsi, il pourrait se servir à sa guise dans le trésor
sans avoir de comptes à rendre.
    — Il n’oserait
pas !
    — En es-tu
sûr ?
    Victor ne
répondit pas. Arsène en profita pour porter l’estocade.
    — Je
commence à me dire, ajouta-t-il, que l’élection du pape Jean fut une erreur.
Une grave erreur.
    — L’idée m’a
déjà effleuré, admit Victor. Certains de ses projets, comme cette école pour
femmes, par exemple... Enfin, ajouta-t-il, en secouant la tête, les voies du
Seigneur sont impénétrables.
    — Ce n’est
pas Dieu qui a placé Jean sur le trône, Victor. Nous nous en sommes chargés
nous-mêmes. Et nous pouvons le lui reprendre.
    C’en était trop
pour le sacellarius.
    — Jean est
le Vicaire du Christ ! riposta Victor, choqué. Je te concède qu’il est...
étrange. Mais de là à comploter contre lui ? Non, vraiment non... Il n’y a
aucun motif d’en arriver à cette extrémité.
    — Tu as sans
doute raison, concéda Arsène.
    Il était plus
prudent d’en rester là. Le grain était semé, et Arsène savait qu’il finirait
par germer.
     
     
    Depuis leur
séparation après la crue du Tibre, Gerold n’avait pas revu Jeanne. Le chantier
avait quitté l’enceinte de la ville pour se déplacer vers Tivoli, à vingt
milles de distance. Gerold suivait de fort près tous les détails de la
reconstruction, de la conception des plans à la supervision des équipes de
maçons. Il mettait volontiers la main à la pâte, aidant à transporter de
lourdes pierres ou à les recouvrir de mortier frais. Ses hommes ne furent pas
peu surpris dans un premier temps de voir leur superista en personne s’abaisser
à d’aussi humbles tâches, mais Gerold y trouvait un grand réconfort : seul
le labeur physique le plus dur le délivrait momentanément de la mélancolie qui
régnait sur son cœur.
    Il aurait
mille fois mieux valu que nous n’ayons pas cédé à notre désir, se disait-il souvent. Sans cet écart, peut-être auraient-ils pu
continuer à vivre comme auparavant. Mais à présent...
    Il avait le
sentiment d’avoir trop longtemps vécu dans un aveuglement complet. Tous les
chemins qu’il avait empruntés lors des dernières années, tous les risques qu’il
avait courus, tout ce qu’il avait cherché à réaliser et à devenir convergeait
vers une personne unique : Jeanne.
    Une fois l’aqueduc
restauré, elle s’attendrait certainement à ce qu’il reprenne ses fonctions de
général de la milice. Mais la côtoyer de nouveau chaque jour, tout en sachant
qu’elle serait à jamais hors d’atteinte ? Il ne le supporterait pas.
    Je quitterai
Rome dès la fin des travaux. Je retournerai à Bénévent, je reprendrai le
commandement de l’armée de Siconulf. Avec ses
ennemis bien identifiés et ses objectifs clairs, la vie simple des soldats ne
manquait pas d’attrait.
    Il travailla et
fit travailler les autres sans relâche. Trois mois plus tard, les travaux
étaient achevés.
     
     
    L’aqueduc
restauré fut consacré en grande pompe à la fête de l’Annonciation. Conduit par
Jeanne, le clergé tout entier  – portiers, acolytes, lecteurs, exorcistes,
prêtres, diacres et évêques  – se déploya autour des immenses arches de
tuf en une somptueuse procession. On aspergea les pierres d’eau bénite, on
chanta des litanies, des psaumes, des hymnes. Lors d’une halte, Jeanne prononça
quelques mots pour bénir l’édifice. Elle leva les yeux vers l’endroit où se
dressait Gerold, au sommet de la première arche. Long et élancé, il dépassait d’une
tête tous ceux qui l’entouraient.
    Elle lui fit un
signe de la main, et il