La Papesse Jeanne
lecteur. Son oncle Théodore l’aime beaucoup. C’est
pourquoi je l’ai amené.
Anastase s’inclina.
— Puissiez-vous
prospérer sous l’égide du Seigneur, déclara-t-il avec dignité, ainsi qu’on le
lui avait appris.
L’homme sourit.
— Le latin
de cet enfant est excellent. Je te félicite, Arsène. Ton fils sera pour toi un
atout de choix – à moins, bien sûr, qu’il ne partage le déplorable manque
de jugement de son oncle. Oui, vraiment, c’est un bel enfant... Quel âge a-t-il ?
Anastase se
chargea lui-même de répondre.
— J’ai eu
douze ans juste après l’Avent.
— Ah ?
Tu parais plus jeune, dit Sarpatus en lui flattant la nuque.
Anastase sentit
grandir dans son cœur une forte aversion envers cet inconnu. Il se dressa sur
ses ergots et lâcha :
— Je doute
que le jugement de mon oncle soit si mauvais. Comment, sinon, serait-il devenu
primicerius ?
Arsène pinça le
bras de son fils en signe d’avertissement. L’homme considéra l’enfant avec une
lueur de surprise – ou de colère – au fond des yeux. Anastase
soutint ce regard. Au bout d’un long moment, l’homme céda et se tourna vers son
père.
— Quelle
touchante loyauté ! Bien, bien, j’espère que les idées de ce garçon se
révéleront aussi correctes que son latin.
Un grand bruit s’éleva
soudain au fond du vestibule, dont les lourdes portes s’ouvrirent.
— Ah !
Voici venir le primicerius. Je ne vous dérange pas plus longtemps.
Avec une
révérence affectée, Sarpatus s’éloigna.
Le silence s’abattit
sur la salle lorsque Théodore entra, accompagné de son gendre Léon, récemment
promu au rang de nomenclátor [4] . Le primicerius s’arrêta peu après le seuil pour échanger quelques phrases
avec certains membres du clergé et de la noblesse assemblés là. Avec sa
dalmatique de soie rubis et sa ceinture dorée, Théodore était de loin le mieux
vêtu. Il goûtait les belles étoffes et s’habillait toujours avec ostentation,
ce qui suscitait l’admiration d’Anastase.
Quand il en eut
fini avec les politesses, Théodore fouilla le vestibule du regard. Il aperçut
Anastase et son père, sourit, et vint vers eux. Tout en s’approchant, il lança
un clin d’œil à l’enfant et porta une main à la poche de sa dalmatique. Anastase
lui rendit son sourire. Il savait ce que ce geste signifiait. Théodore, plein d’amour
pour les enfants, avait toujours un petit cadeau à offrir. Que recevrai-je
aujourd’hui ? se demanda Anastase. Une figue bien mûre, un bonbon
vermillon, ou peut-être même un morceau de massepain, truffé d’amandes et de
noisettes confites ?
L’attention d’Anastase
était si entièrement concentrée sur la poche de Théodore qu’il ne vit pas tout
de suite arriver les trois hommes. Ils surgirent d’un seul coup, dans le dos de
son oncle. L’un d’eux plaqua une main sur la bouche de Théodore et le tira en
arrière. Anastase crut qu’il s’agissait d’une sorte de facétie. Sans cesser de
sourire, il leva sur son père un regard interrogateur. Son cœur fit un bond
quand il lut la peur dans ses yeux. Ses prunelles revinrent sur son oncle, qui
se débattait. Théodore était un homme vigoureux, mais le combat était inégal.
Ses trois assaillants l’encerclèrent, le prirent par les bras, le mirent à
terre. L’avant de sa dalmatique rouge fut déchiré, révélant sa peau blanche. L’un
des hommes empoigna Théodore par les cheveux et renversa sa tête en arrière.
Anastase devina l’éclat du métal. Il y eut un cri, et le visage de Théodore se
transforma soudain en une fontaine écarlate. Un petit jet de liquide aspergea
Anastase au visage. Il sursauta. Il y porta une main, puis la considéra avec
stupeur. C’était du sang. À l’autre bout de la salle, quelqu’un cria. Anastase
vit Léon, le gendre de Théodore, disparaître sous une horde d’agresseurs.
Les trois hommes
lâchèrent Théodore, qui tomba à genoux. Quand il leva la tête, Anastase poussa
un cri de terreur. Son visage était horrible. Un flot de sang jaillissait des
deux puits noirs et vides qui avaient été ses yeux, coulait sur ses joues,
dégoulinait de son menton sur ses épaules et sur son torse.
Anastase enfouit
son visage au creux de la hanche de son père. La grande main de celui-ci se
posa sur son épaule, puis sa voix s’éleva, forte et ferme.
— Non, mon
fils. Tu ne dois pas te voiler la face.
Ses paumes
repoussèrent l’enfant, le
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