La Papesse Jeanne
voire bourru. Son frère était un élève lent
et sans volonté. « Je n’y arriverai pas ! » geignait-il dès qu’il
rencontrait une difficulté. À certains moments, Jeanne aurait aimé le secouer
et crier : « Essaie ! Essaie au moins ! Comment peux-tu
savoir que tu n’y arriveras pas si tu n’essaies pas ? »
Plus tard, elle
se reprochait ces poussées d’irritation. Jean n’était pas coupable. D’ailleurs,
sans lui, elle n’aurait pas pu s’instruire pendant ces deux années – et
la vie sans l’étude lui était devenue inconcevable.
— J’ai
quelque chose à t’annoncer, Jeanne, dit Asclepios dès que Jean eut disparu. Je
viens d’apprendre que l’on n’a plus besoin de mes services à l’école
cathédrale. Un autre professeur – un Franc – vient d’être proposé
au poste de maître d’études, et l’évêque l’estime mieux armé que moi pour cette
fonction.
— Comment
est-ce possible ? s’écria Jeanne, abasourdie. Qui est cet homme ? Il
ne peut pas être plus savant que vous !
Asclepios sourit.
— Ta
déclaration montre sinon de la sagesse, du moins de la loyauté. J’ai rencontré
le Franc en question. C’est un grand savant, dont les centres d’intérêt
conviennent mieux que les miens à l’enseignement de l’école.
Voyant que Jeanne
ne saisissait pas, il poursuivit :
— La sorte
de savoir que nous avons étudiée ensemble a sa place, Jeanne, mais cette place
n’est pas entre les murs de l’école cathédrale. Rappelle-toi ce que je t’ai
dit, et sois prudente : certaines idées sont dangereuses.
— Mais... qu’allez-vous
faire ? Comment vivrez-vous ?
— J’ai un
ami à Athènes, un marchand qui a fait fortune. Il veut que je devienne le
tuteur de ses enfants.
— Vous
partez ? lâcha Jeanne, incrédule.
— Il est
prospère. Son offre est généreuse. Je n’ai guère le choix.
— Vous
repartez en Grèce ? Quand ?
— Dans un
mois. N’eût été le plaisir que je prends à étudier avec toi, je serais déjà
parti.
— Mais...
Vous pourriez vivre ici, avec nous. Vous pourriez devenir notre tuteur, à Jean
et à moi, et... nous aurions leçon chaque jour !
— C’est
impossible, mon enfant. Ton père possède à peine de quoi vous nourrir pour l’hiver.
Il n’y a pas de place à votre table ni autour de votre feu pour un étranger. D’ailleurs,
il faut bien que je poursuive mes propres travaux. Je n’aurai plus accès à la
bibliothèque épiscopale.
— Ne partez
pas ! s’écria Jeanne, la gorge nouée. Je vous en supplie, ne partez pas !
— Je le
dois, ma très chère fille. Crois-moi, j’aimerais qu’il en fût autrement,
murmura-t-il en flattant la blonde chevelure de son élève. J’ai beaucoup appris
à te fréquenter, et je doute de retrouver de sitôt un aussi brillant disciple.
Tu possèdes une rare intelligence. C’est un don de Dieu, auquel tu devras
toujours faire honneur... quel qu’en soit le prix.
Craignant que sa
voix ne trahît son émotion, Jeanne resta muette. Asclepios lui prit la main.
— Ne t’inquiète
pas. Ton instruction ne s’arrêtera pas là. Je prendrai des dispositions. Je ne
sais encore précisément ni où, ni comment, mais je ferai le nécessaire. Ton
intelligence est trop prometteuse pour être laissée en friche. Nous saurons la
faire fructifier, je te le promets, ajouta-t-il en serrant fortement sa main.
Fais-moi confiance.
Après son départ,
Jeanne resta derrière son pupitre. Quand sa mère revint, portant un fagot de
bois, elle la trouva assise dans les ténèbres croissantes.
— Ah, tu as
donc fini ? Parfait ! Viens plutôt m’aider à allumer le feu.
Asclepios revint
la voir le jour de son départ, vêtu de sa longue cape de voyage bleue. Il lui
tendit un gros paquet enveloppé d’étoffe.
— Pour toi,
dit-il en le plaçant dans les bras de la fillette.
Jeanne se hâta de
défaire le paquet, et poussa un cri de joie en découvrant son contenu. C’était
un livre, relié à la façon orientale de bois garni de cuir.
— Ceci est
mon livre, expliqua Asclepios. Je l’ai fabriqué moi-même, il y a bien des
années. C’est un exemplaire d’Homère. Tu trouveras le texte grec original dans
la première moitié, et une traduction latine ensuite. Il t’aidera à entretenir
ta connaissance de ces deux langues jusqu’au jour où tu reprendras tes études.
Jeanne resta sans
voix. Un livre, un livre pour elle seule ! Un
Weitere Kostenlose Bücher