La Papesse Jeanne
tel privilège n’était
partagé que par quelques moines et savants du plus haut rang. Elle l’ouvrit et
contempla, ligne après ligne, la splendide écriture de son maître, qui
emplissait les pages de parchemin de mots d’une inexprimable beauté. Asclepios
l’observait, le regard plein d’une tendre mélancolie.
— Ne m’oublie
pas, Jeanne. Ne m’oublie jamais.
Il lui ouvrit les
bras. Elle vint à lui, et pour la première fois, ils se donnèrent l’accolade et
restèrent longuement enlacés. Quand Asclepios s’écarta enfin, sa cape était
mouillée par les larmes de Jeanne.
Elle ne le vit
pas s’éloigner à cheval. Elle resta dans la maison, là où il l’avait laissée,
serrant son livre à s’en blanchir les phalanges.
Jeanne savait que
son père ne lui permettrait pas de garder le manuscrit de son maître. Le
chanoine n’avait jamais approuvé ses études, et maintenant qu’Asclepios était
parti, personne ne pourrait plus s’opposer à sa volonté. Elle décida donc de le
cacher. Après l’avoir soigneusement remmailloté, elle l’enfouit sous la paille
épaisse du matelas, de son côté du lit.
Elle était avide
de le lire, d’entendre de nouveau résonner dans son esprit la joyeuse cadence
de la poésie d’Homère. Mais c’était trop dangereux. Il y avait toujours quelqu’un
dans la maison, ou juste à côté, et elle craignait d’être découverte. Elle n’avait
qu’une seule possibilité : la nuit. Quand tout le monde dormait, elle
pouvait lire sans courir le risque d’être soudain interrompue. Mais il lui
fallait de la lumière – une chandelle, ou au moins de l’huile. La famille
ne disposait que de deux douzaines de chandelles par an – le chanoine
avait scrupule à en prendre davantage à l’église. Elle n’avait aucune chance d’en
dérober une sans être aussitôt remarquée. En revanche, la réserve paroissiale
renfermait une énorme quantité de cire, car les habitants d’Ingelheim étaient
tenus d’en fournir cent livres par an au titre de l’impôt. Si elle réussissait
à s’emparer d’un peu de cette cire, elle pourrait fabriquer sa propre
chandelle.
Ce ne fut pas
chose facile, mais elle réussit à chaparder une quantité suffisante de cire
pour confectionner une petite chandelle, en utilisant un morceau de corde de
lin en guise de mèche. C’était une chandelle grossière, à la flamme minuscule,
mais elle lui donna néanmoins la lumière dont elle avait besoin pour lire.
La première nuit,
elle se montra extrêmement prudente. Elle attendit longtemps après que ses
parents se furent retirés sur leur couche, par-delà la cloison, et que son père
eut commencé à ronfler. Enfin, elle se glissa hors du lit, silencieuse et
nerveuse comme un faon, en prenant soin de ne pas réveiller Jean, couché près d’elle.
Il dormait bruyamment, la tête enfouie sous la couverture. Tout doucement,
Jeanne retira le précieux livre de sa cachette et le porta jusqu’au petit
pupitre de bois, dans le coin opposé de la pièce. Elle alluma sa chandelle
contre une braise de l’âtre.
De retour au
pupitre, elle approcha la flamme. Sa lumière était ténue et vacillante, mais en
plissant les yeux, on devinait les lignes tracées à l’encre noire. Les lettres
semblaient danser en signe d’invitation. Jeanne savoura longuement cet instant
en silence. Puis elle tourna la page et entama sa lecture.
Les jours chauds
et les nuits fraîches de Windumemanoth, mois des vendanges, vinrent et s’en
furent promptement. Les rudes nordostroni arrivèrent plus tôt que prévu,
soufflant du nord-est en rafales puissantes et glacées. De nouveau, la fenêtre
fut condamnée, mais le vent semblait capable de se faufiler dans chaque
interstice. Pour rester au chaud, il fallait laisser le feu crépiter toute la journée.
La fumée envahissait la pièce.
Toutes les nuits,
dès que le reste de la famille était endormi, Jeanne se relevait pour lire dans
l’ombre, des heures durant. Ayant brûlé sa petite chandelle, elle dut patienter
un temps interminable avant de réussir à voler un peu plus de cire à la réserve
de l’église. Quand elle fut de nouveau prête, elle se jeta à corps perdu dans l’étude.
Après avoir achevé la lecture de son livre, elle le reprit au début, en s’attachant
cette fois à analyser les formes verbales les plus complexes et à les recopier
sur sa tablette afin de les apprendre par cœur. À force d’étudier
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