La Papesse Jeanne
se pencha sur elle pour écouter son cœur, et se
releva au bout d’un moment.
— Elle est
morte, annonça-t-il.
Un murmure s’éleva
dans la foule.
— Regrettable,
lâcha le chanoine. Mais du moins est-elle morte innocente du crime dont elle
était accusée. Dieu reconnaît les siens. Il offrira récompense et repos à son
âme.
Les villageois se
dispersèrent. Certains, curieux, allèrent examiner le corps de Hrotrud de plus
près, d’autres s’en furent par petits groupes, en bavardant à mi-voix.
Jeanne et
Asclepios regagnèrent la maison du chanoine en silence. La fillette était
profondément troublée. Elle avait honte de l’excitation ressentie avant le
début du procès, même si elle était alors persuadée que Hrotrud aurait la vie
sauve. À l’évidence, la sage-femme n’avait rien d’une sorcière. Jeanne était
donc certaine que Dieu s’empresserait de prouver son innocence.
Ce qu’il avait
fait.
Mais pourquoi l’avait-il
laissée mourir ?
Elle n’en parla
que plus tard, après avoir repris sa leçon sous le toit de chaume. Au milieu d’une
phrase, elle reposa son style et demanda à brûle-pourpoint :
— Pourquoi
Dieu a-t-il fait une chose pareille ?
— Peut-être
n’est-il pas responsable, répondit Asclepios, comprenant aussitôt le sens de sa
question.
Jeanne le
dévisagea intensément.
— Vous
voulez dire que... qu’une injustice aurait pu se produire en dépit de sa
volonté ?
— Peut-être
pas. Mais il se peut que la faute incombe ici à la nature du procès plutôt qu’à
la volonté de Dieu.
Jeanne médita un
moment sur ces dernières paroles.
— Mon père
répondrait sans doute que les sorcières sont jugées de la sorte depuis des
siècles.
— En effet.
— Mais ce n’est
pas forcément une justification. Quel autre argument pourrait-on avancer ?
— C’est à
toi de me le dire.
Jeanne soupira.
Asclepios était profondément différent de son père, et même de Matthieu. Il
refusait de lui enseigner des vérités toutes faites, préférant toujours la
laisser découvrir les bonnes réponses par le raisonnement. Elle se mit à réfléchir
au problème en se caressant le bout du nez, comme elle faisait souvent.
Bien sûr !
Il fallait qu’elle fût aveugle pour ne l’avoir pas vu plus tôt. Cicéron et son De inventione ! Jusqu’alors, ce texte n’avait guère représenté à ses
yeux qu’une abstraction, un ornement rhétorique, un pur exercice intellectuel.
— Je pense
aux questions probatoires de Cicéron, mur- mura-t-elle. Ne pourrait-on pas les
appliquer à ce cas ?
— Continue.
— Quid : il existe ici un fait indiscutable, celui de la ceinture nouée.
Mais quel est le sens de ce fait ? Quis : qui a fait ces
nœuds, puis déposé la ceinture dans la forêt ? Quomodo : comment
a-t-elle été dérobée à Arno ? Quando, ubi : quand et où
a-t-elle été volée ? Quelqu’un a-t-il vu Hrotrud en sa possession ? Cur : pourquoi Hrotrud aurait-elle pu vouloir du mal à Arno ?
Jeanne parlait de
plus en plus vite, émerveillée par les possibilités ouvertes par son idée.
— On aurait
pu trouver des témoins et les questionner. Hrotrud et Arno auraient pu être
confrontés. Leurs réponses auraient pu déterminer l’innocence de Hrotrud. Et...
Hrotrud n’aurait pas eu besoin de mourir pour se disculper !
Ils étaient sur
un terrain dangereux et le savaient. Tous deux restèrent silencieux. Jeanne
était encore bouleversée par l’énormité de la révélation qui venait de naître
dans son esprit : elle avait découvert l’application de la logique en
matière de révélation divine et la possibilité d’une justice immanente, au sein
de laquelle les postulats de la foi seraient gouvernés par une recherche
rationnelle, et où la croyance serait soutenue par le pouvoir de la raison.
— Tu serais
bien avisée de ne pas mentionner cette conversation à ton père, déclara
Asclepios.
La fête de
Saint-Bertin venait de passer. Les jours raccourcissaient de plus en plus, et
avec eux la durée des leçons. Le soleil était déjà bas sur l’horizon quand
Asclepios se leva.
— Cela
suffit pour aujourd’hui, mes enfants.
— Puis-je
sortir ? demanda Jean.
Sur un geste
distrait de son maître, il se leva et courut vers la porte. Jeanne sourit. L’évidente
absence de goût de son frère pour l’étude l’embarrassait. Avec lui, Asclepios
se montrait fréquemment impatient,
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