La parade des ombres
chercher dans sa cellule. Mary emboîta le pas à la novice, le corps et l’âme plus endoloris que s’ils avaient été roués.
Elle avait usé sa longue nuit d’insomnie à pleurer. Toute la souffrance qui était en elle s’était vidée, lentement, sans qu’elle puisse rien faire d’autre que subir ce flot continu, qui par moments la tourmentait d’images insupportables.
Ce qui était arrivé n’avait pas de sens. Elle n’en comprenait pas les règles, les lois. Si Baletti savait son nom, il ne pouvait ignorer ce qu’elle était venue faire à Venise. Alors pourquoi ce jeu ? Pour l’éprouver ? L’humilier à plaisir ? Il y avait réussi. Cela n’expliquait rien. Si c’était l’œil de jade qu’il convoitait comme elle l’avait imaginé, s’alliant à Emma dans ce sens, il aurait pu profiter de sa faiblesse pour en exiger la cachette. Il n’avait rien demandé. Quant à Boldoni, il devait avoir compris l’intérêt mutuel qu’ils se portaient.
S’il l’aimait autant qu’il l’avait prétendu, il ne pourrait l’admettre. Le perdre lui était égal. Le blesser sans raison l’ennuyait. Il eût fallu qu’elle possède l’âme noire d’Emma pour s’en moquer. Elle devait à Giuseppe d’avoir retrouvé le goût de vivre. Trop peut-être, puisqu’elle s’y était égarée. Quoi qu’il en soit, il ne méritait pas qu’elle le remercie d’une trahison. Il devait en être vexé et furieux. Elle se sentait démunie. Elle avait combattu sur de nombreux fronts, s’était risquée maintes fois à défier la mort, sans éprouver de véritable crainte. Mais tout cela l’effrayait. Elle n’entendait rien à ce raffinement amoureux qui bouleversait son âme et son corps. Elle en ignorait les tourments, les blessures, les conséquences. Une épée en main, elle pouvait tout braver. Mais ses armes ne lui servaient à rien. Le savoir acquis chez lady Read non plus. Elle était venue traquer Emma, se croyant forte d’une expérience d’intrigue, d’une vengeance exacerbée. Que lui restait-il après cette soirée ? Le sentiment d’avoir été dépossédée de tout. Même de cela. Quand le mystère qui entourait Baletti s’était opacifié encore. Elle pensa à son fils, à la lettre qu’elle avait reçue de Forbin quelques jours plus tôt au couvent Santa Maria délia Vergine. Forbin lui annonçait que ses ordres la rapprochaient d’elle puisqu’on l’envoyait surveiller les navires impériaux dans l’Adriatique. Il prétendait Junior heureux sur le navire. Tous deux l’encourageaient à vivre.
Elle eut un sourire amer en franchissant le seuil du bureau de l’abbesse. Elle était plus détruite qu’apaisée.
— Le marquis de Baletti a insisté pour que vous soyez exclue de ce couvent, déclara la mère supérieure sans préambule, à peine la porte se fut-elle refermée sur Mary.
La pièce était aussi austère que les parloirs étaient somptueux. Le timbre de la voix de la supérieure aussi froid que son visage était amical. Tout n’était que contraste. Apparence. Venise ressemblait à un serpent de mer qui guettait ses victimes, les laissant danser sur son ventre pour les avaler mieux. Baletti n’était rien d’autre qu’un charmeur de serpents. Dans la parade des ombres.
— Pourquoi fait-il cela ?
— Il vous le dira lui-même, mais c’est un grand privilège qu’il vous accorde. Le marquis est un homme extrêmement généreux. Ne le décevez pas, ma fille.
Mary esquissa un sourire, désabusée.
— Son gondolier vous attend, ajouta l’abbesse en la raccompagnant à la porte. Prenez vos affaires et allez dans la paix de Dieu, ma fille, il saura vous guider.
Mary eut envie de lui rétorquer que, au vu des turpitudes de Sa maison, Dieu avait sûrement le sommeil agité, mais elle s’abstint. Que pouvait-elle reprocher à cette femme ? De l’avoir incitée à l’amour ? Elle seule en avait abusé. Mais c’était terminé. Baletti l’en avait guérie. Voilà au moins un argument qu’elle devait lui concéder. A présent, puisqu’il le voulait autant qu’elle, Mary allait devoir l’affronter.
*
— Voici vos appartements, Madame, lui indiqua un valet stylé en ouvrant une porte.
Mary demeura bouche bée. La chambre était luxueuse, décorée de toiles de Michel-Ange. Le lit à baldaquin semblait taillé d’une seule pièce dans l’ébène. Une scène courtoise y était sculptée. Les tentures de part et d’autre des larges
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