La parade des ombres
ses voisins qui le prétendaient diabolique. Mary n’était pas superstitieuse. Et cependant, elle devait admettre que le marquis était aussi étonnant et mystérieux que son père. Il exerçait sur elle un pouvoir qui la bouleversait. Elle soupira et chassa ses obsessions. Elle avait atteint son but initial. Baletti l’avait installée chez lui, libre, ce qu’il lui faudrait vérifier. Tôt ou tard Emma viendrait. Elle serait alors en position de force pour l’affronter et se venger. Jusque-là, elle ne devait avoir d’autres objectifs que de découvrir le lien qui les unissait tous deux. Et se souvenir de ces masques que tous ici portaient, pour tenter de les confondre. Elle se sentit peu à peu envahie d’une force nouvelle.
Elle se leva et, d’un regard, engloba par la fenêtre le jardin à ses pieds. Malgré la tristesse de l’hiver, on pouvait en deviner le parfait équilibre. Elle savait par Boldoni les goûts du marquis pour les fleurs blanches.
Le blanc. Symbole de pureté.
« Qui êtes-vous en réalité, marquis de Baletti ? pensa-t-elle en l’apercevant qui promenait ses pas au détour d’une allée bordée d’oliviers. Et que cache cette pièce dont vous m’interdisez l’accès ? »
Comme s’il avait pu deviner ses interrogations, Baletti se retourna vers elle et lui adressa un signe de tête assorti d’un sourire. Mary lui répondit de même avant de s’écarter de la croisée.
« Qu’est-ce que le crâne de cristal ? Un nom de code, un objet ? » Elle rejeta d’un bloc ces questions qui revenaient et n’avaient cessé de la hanter avant qu’elle ne se laisse prendre par la luxure de Venise.
Elle finirait bien par y répondre. Tôt ou tard.
*
Giuseppe Boldoni était blessé. Blessé et furieux. Il avait joué et perdu. Il arpentait le patio de sa demeure, malgré le froid cinglant qui s’était installé en cette fin décembre 1701, refusant de s’avouer qu’il cherchait à apercevoir Mary aux fenêtres de Baletti. Il leur en voulait. A lui. A elle.
Mary ne l’avait pas aimé. Elle s’était servie de lui pour approcher Baletti. Il eût fallu être aveugle et sourd pour ne pas le comprendre. Cela n’avait été qu’un jeu. Un jeu dont il était la victime. Parce que Baletti avait menti, lui aussi. Il n’était pas amoureux de Maria. Il n’avait cherché qu’à tenir cette Mary Read à sa merci. Et Maria n’avait pas nié être cette femme. Elle avait accepté d’être punie, accepté de le quitter pour s’établir chez son bourreau. Preuve irréfutable qu’ils s’entendaient bien au-delà des apparences. Ce qu’il ignorait, c’était pourquoi. Dans quel but ?
Le visage d’Emma de Mortefontaine s’interposa un instant. Maria y avait fait allusion. Une bouffée de colère amena une sueur mauvaise le long de son échine. Et si le lien était là ? Et si Mary n’était rien d’autre qu’une espionne envoyée par Emma ? Celle-ci pouvait fort bien avoir eu envie de vérifier la fiabilité de son valet ?
Il enragea. On ne se jouait pas impunément de Giuseppe Boldoni ! Baletti avait beau se targuer d’être au courant de tout, il connaissait d’autres moyens pour faire circuler des lettres sans qu’elles soient interceptées. Il s’en revint d’un pas déterminé vers l’intérieur, grimpa l’escalier et poussa la porte de son cabinet pour se pencher sur son écritoire. Sa main trembla en trempant la plume dans l’encrier.
— Emma de Mortefontaine, grinça-t-il, votre valet s’en vient vous dire sa façon de penser !
*
Mary passa le reste de la journée à visiter son nouveau domaine. Elle pensait y consacrer quelques minutes, mais les heures défilèrent sans qu’elle en ait conscience.
La demeure était immense, comprenant divers salons de réception, de lecture, de musique. Dans chacun d’entre eux, ce n’étaient que mobilier, vases et bibelots d’opaline, d’ivoire, de cornaline, de bois précieux, enchâssés de pierreries, ou de cristal taillé. Des toiles de maîtres tenaient des pans entiers de murs. Sublimes dans leurs atmosphères, délicieuses dans leurs traits. Scènes courtoises, paysages vénitiens, natures mortes, portraits. Le regard de Mary s’y perdait, attiré par les détails d’une bataille ou la délicatesse d’un voile. Elle allait d’émerveillement en émerveillement. Chaises et sofas, pendules et tables, écritoires et plumiers, coffres et armoires, il n’était rien qui
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