La Part De L'Autre
l'arbre.
Je
t'aime, dit-elle.
Bien
sûr que tu m'aimes. Et je t'aime aussi.
«
Et comme j'ai du mal à supporter cet amour »,
ajouta-t-elle, pour elle, en soupirant.
L'hiver
était arrivé comme une déclaration de guerre.
Brusque. Terrifiant Avide de morts.
Hitler
et Hanisch s'étaient réfugiés dans un asile pour
hommes. On avait le droit d'y passer la nuit mais on devait décamper
au matin. Dans le couvent voisin, les sœurs servaient une soupe
épaisse, bistre et brûlante. Le jour, ils tentaient de
s'abriter dans des cafés ; mais comment ne pas s'en faire
chasser lorsqu'on ne consomme qu'un thé toutes les quatre
heures, qu'on s'encombre de grands sacs puants de pauvre, que les
cheveux gras couvrent le col, que la barbe mange le visage, que les
vêtements se défont de leurs formes, de leur trame et de
leurs coutures, épuisés d'avoir été trop
portés ? Hitler refusait si obstinément son déclin
qu'il avait trouvé une solution : il devenait aveugle et
sourd. Il ne voyait pas ses compagnons d'infortune se battre pour les
lits du dortoir, ces poivrots, ces clochards, ces vagabonds, cette
cohorte d'épaves bruyantes et malodorantes à laquelle
il appartenait désormais. Il n'entendait pas les insultes que
lui valait son attitude renfermée, la pitié des
religieuses, l'indignation des bourgeois lorsque Hanisch et lui
fouillaient les poubelles. S'il était descendu au sous-sol de
la société, il ne voulait même pas le savoir. Il
s'était absenté du monde et de lui-même.
Hanisch
ne supportait plus ce partenaire taciturne qui continuait à
refuser les opportunités d'argent offertes par la rigueur
climatique. Hitler s'était bloqué. Même pour une
ou deux couronnes, il excluait de dégager la neige,
d'effectuer des livraisons. Il est vrai que, devenu squelettique, il
n'y serait sans doute pas parvenu. Pour s'expliquer à lui-même
sa patience, Hanisch se disait qu'il restait finalement un peu de
bonté au fond de lui puisqu'il s'estimait responsable de ce
compagnon donné par le hasard ; en vérité, il
avait mis en dépôt quelques tableaux d'Hitler chez des
encadreurs et des tapissiers juifs et il espérait bien que le
commerce, malgré le mauvais temps et l'absence de touristes,
pourrait ainsi continuer.
La
nuit de Noël 1909, les sœurs insistèrent pour que
tous les pauvres qui venaient s'alimenter et se réchauffer à
leur chaudron assistent à la messe de minuit. De peur de ne
pas être resservis le lendemain, ils acceptèrent et se
rendirent en masse dans la chapelle du cloître.
Hitler,
tapi dans un coin sombre, près de la crèche, se sentit
retourner en enfance. Il se revoyait enfant de chœur, en aube
blanche, portant les sacrements dorés ; il s'enivrait des
chants d'adoration, retrouvant ses premières émotions
polyphoniques ; il se rassurait au rituel immuable, à cet
ordre que rien n'arrête ni ne dément — pas même
le scepticisme —, cette cérémonie transmise
intacte depuis des années et des années. Qu'avait-il
fait, lui, pendant ce temps ? Il regarda l'Enfant Jésus, nu
sur la paille, pétant de santé dans sa cire rose
saumon. Il n'avait pas froid, le gamin, il souriait, il avait un père
et une mère au-dessus de lui, des animaux domestiques, il
pouvait croire à la tendresse du monde, à l'harmonie
des choses, il pouvait encore espérer en l'avenir. Hitler,
lui, ne pouvait plus. Il ne pouvait plus se déshabiller tant
il avait froid. Il ne pouvait plus sourire — à
qui ? Il pouvait encore tendre la main, mais personne ne l'attrapait
plus. Sa vie était entrée dans un hiver dont il ne
sortirait jamais.
Il
se pencha sur ce Jésus insolent, ce gosse de riche pourri
d'espoir et d'affection rôtissant comme une dinde de Noël
sous la lumière dorée des cierges, il entendit son
propre ventre qui gargouillait de faim et il cracha lentement.
La
lettre arriva un mercredi matin.
Adolf,
Je
suis obligée de te quitter. Rien de toi ne me fait fuir. Au
contraire, j'ai passé les mois les plus heureux de ma vie avec
toi. Je me suis fabriqué des souvenirs auxquels je repenserai
toujours, même quand je serai une très vieille dame. Je
pars. Ne me cherché pas. Je change de ville. Je change de nom.
Je continue mon triste destin de femme. Tu demeures le seul homme que
j’aie jamais aimé.
Adieu
et merci,
ARIANE-STELLA.
Adolf
H. mit plusieurs minutes à lier les mots entre eux et à
leur trouver une cohérence. Il n'arrivait pas à
concevoir que Stella disparaisse. Il
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