La pierre et le sabre
tristement sa salive, mais continua de la
regarder.
— ... Quel... quel jour
sommes-nous ?
Cette fois, il ne répondit pas.
— ... Ce n’est pas encore le
Nouvel An ?... Entre le Premier de l’An et le sept... Chaque jour... Il a
dit qu’il serait sur le pont... Le message de Musashi... chaque jour... le pont
de l’avenue Gojō... C’est si loin, le Nouvel An... Il faut que je rentre à
Kyoto... Si je vais au pont, il y sera.
— Musashi ? demanda Seijūrō,
stupéfait.
La jeune fille qui délirait se
tut.
— ... Ce Musashi... Miyamoto
Musashi ?
Seijūrō scrutait son
visage, mais Akemi n’en dit pas plus. Ses paupières bleuies étaient closes ;
elle dormait profondément.
Des aiguilles de pin sèches
grattaient le shoji. Un cheval hennit. Une lumière apparut de l’autre côté de
la cloison, et la voix d’une servante dit :
— Le Jeune Maître est ici.
Seijūrō passa en hâte
dans la chambre voisine, en fermant derrière lui la porte avec soin.
— Qui est-ce ?
demanda-t-il. Je suis là.
— Ueda Ryōhei,
répondit-on.
En vêtements de voyage couverts de
poussière, Ryōhei entra et s’assit.
Pendant qu’ils échangeaient des
salutations, Seijūrō se demandait ce qui pouvait bien l’amener. Ryōhei,
comme Tōji, était l’un des plus anciens élèves ; on avait besoin de
lui à l’école ; aussi, jamais Seijūrō ne l’aurait-il emmené en
excursion impromptue.
— Pourquoi viens-tu ? Il
est arrivé quelque chose en mon absence ? demanda Seijūrō.
— Oui, et je dois vous prier
de rentrer sur-le-champ.
— Que se passe-t-il ?
Tandis que Ryōhei fouillait
des deux mains dans son kimono, la voix d’Akemi parvint de la chambre voisine :
— Je ne t’aime pas !...
Espèce de porc !... Va-t’en !
Ces paroles, distinctement
prononcées, étaient empreintes de frayeur ; n’importe qui aurait cru la
jeune fille éveillée et en proie à un danger réel. Saisi, Ryōhei demanda :
— Qui est-ce ?
— Oh ! ça ? Akemi
est tombée malade en arrivant ici. Elle a de la fièvre. De temps en temps, elle
délire un peu.
— C’est Akemi ?
— Oui, mais ne t’inquiète
pas. Je veux savoir pourquoi tu es venu.
De sa ceinture, sous le kimono, Ryōhei
finit par extraire une lettre qu’il tendit à Seijūrō.
— C’est ceci, dit-il sans
autre explication, puis il rapprocha de Seijūrō la lampe laissée par
la servante.
— Hum... C’est de Miyamoto
Musashi.
— Oui ! dit Ryōhei
avec force.
— Vous l’avez ouverte ?
— Oui. J’en ai discuté avec
les autres, et nous avons conclu que cela risquait d’être important ;
aussi l’avons-nous ouverte et lue.
Au lieu de voir par lui-même ce
que la lettre contenait, Seijūrō demanda, un peu hésitant :
— Qu’est-ce qu’elle dit ?
Bien que nul n’eût osé aborder le
sujet devant lui, Musashi était demeuré à l’arrière-plan des préoccupations de Seijūrō.
Pourtant, il s’était presque persuadé que son chemin ne croiserait plus celui
de cet homme. La soudaine arrivée de la lettre aussitôt après qu’Akemi eut
prononcé le nom de Musashi lui donna des frissons dans le dos.
Ryōhei se mordit la lèvre
avec irritation.
— Elle est arrivée enfin.
Quand il est parti avec de si grandes phrases, au printemps dernier, j’étais
sûr qu’il ne remettrait jamais les pieds à Kyoto mais... peut-on imaginer
pareille suffisance ? Continuez, lisez ! C’est un défi, et il a l’effronterie
de l’adresser à la Maison de Yoshioka tout entière, en signant de son seul nom.
Il se croit capable de nous affronter tous !
Musashi ne donnait aucune adresse,
et la lettre n’indiquait pas où il se trouvait. Mais il n’avait pas oublié la
promesse qu’il avait écrite à Seijūrō et ses disciples, et avec
cette seconde lettre le sort en était jeté. Il déclarait la guerre à la Maison
de Yoshioka ; il faudrait se battre, et jusqu’au bout – en une
de ces luttes à mort où les samouraïs défendent leur honneur et prouvent leur habileté
au sabre. Musashi mettait sa vie en jeu, et défiait l’école Yoshioka d’en user
de même. Le moment venu, paroles et astuces techniques ne pèseraient pas lourd
dans la balance.
Que Seijūrō ne le
comprît pas encore était pour lui la plus grande source de péril. Il ne voyait
pas que le jour de l’expiation se trouvait tout proche, et que ce n’était pas
le moment de perdre son temps en vains
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