La pierre et le sabre
point pour moi »,
se dit-il avec détermination.
Il franchit le portail et rentra
dans sa chambre. Assis près de la lampe, il reprit son ouvrage à demi terminé,
et se mit à sculpter rapidement. Il était d’une importance capitale d’achever
la statue. Habile ou non, il tenait absolument à laisser là quelque chose qui
pût apaiser l’âme défunte de Genjirō.
La lampe baissait ; il arrangea
la mèche. Dans le silence de mort du soir, on entendait tomber sur le tatami
les copeaux minuscules. La concentration du jeune homme était absolue ;
tout son être se rassemblait avec une intensité parfaite sur le point de
contact avec le bois. Une fois qu’il s’était fixé une tâche, il était dans sa
nature de s’y perdre jusqu’à ce qu’elle fût accomplie, sans tenir compte de l’ennui
ou de la fatigue.
Les accents du sûtra montaient et
descendaient.
Après chaque éméchage de la lampe,
il reprenait sa tâche avec un air de dévotion et de révérence, pareil aux
anciens sculpteurs qui, dit-on, s’inclinaient trois fois devant le Bouddha
avant de prendre leur ciseau pour sculpter une image. Sa propre statue de
Kannon serait comme une prière pour la félicité de Genjirō dans l’autre
monde.
Enfin, il murmura : « Je
crois que ça ira. » Comme il se levait pour examiner la statue, la cloche
de la pagode de l’est sonna la seconde veille nocturne, qui débutait à dix
heures. « Il se fait tard », se dit-il ; et il sortit aussitôt
pour présenter ses respects au grand-prêtre et lui demander de garder la
statue. L’image était grossièrement sculptée, mais il y avait mis tout son
cœur, et versé des larmes de repentir en priant pour l’âme du jeune mort.
A peine fut-il sorti de la pièce
que Seinen y entra pour balayer le sol. Ayant remis en ordre la chambre, il
prépara la couche de Musashi, et, le balai sur l’épaule, regagna sans se
presser la cuisine. A l’insu de Musashi, tandis qu’il sculptait encore, une
silhouette pareille à celle d’un chat s’était faufilée à l’intérieur du Mudōji,
par des portes que l’on ne fermait jamais à clé, jusque sur la véranda. Une fois
Seinen hors de vue, le shoji qui donnait sur la véranda s’ouvrit
silencieusement en glissant dans ses rainures, et se referma de même.
Musashi revint avec ses présents
de départ, un chapeau de vannerie et une paire de sandales de paille. Il les
posa à côté de son oreiller, éteignit la lampe et se glissa dans le lit. Les
portes extérieures étaient ouvertes ; à travers les corridors soufflait
une brise légère. Il y avait juste assez de clair de lune pour donner une
teinte d’un gris terne au papier du shoji. L’ombre des arbres se balançait avec
douceur, pareille à des vagues sur une vaste mer calme.
Il ronflait légèrement ; son
souffle devenait plus lent à mesure qu’il sombrait plus profond dans le
sommeil. En silence, le bord d’un petit paravent situé dans un angle s’avança,
et une silhouette sombre en sortit à quatre pattes, sans faire de bruit. Le
ronflement cessa ; la forme noire s’aplatit rapidement au sol. Puis,
tandis que la respiration redevenait régulière, l’intrus s’avança centimètre
par centimètre, patient, prudent, en coordonnant ses mouvements avec le rythme
de la respiration. Tout à coup, l’ombre se dressa comme un nuage de soie noire,
et s’abattit sur Musashi en criant :
— Et maintenant, je vais t’apprendre !...
Un sabre court vola vers le cou de
Musashi. Mais l’arme dégringola d’un côté tandis que la forme noire repartait
dans les airs, pour atterrir avec fracas contre le shoji. L’envahisseur émit
une seule plainte puissante avant de débouler avec le shoji dans les ténèbres
extérieures.
A l’instant où Musashi effectua sa
riposte, l’idée lui traversa l’esprit que l’être qu’il tenait entre ses mains
était aussi léger qu’un chaton. Bien que la face fût voilée, il crut avoir
aperçu des cheveux blancs. Sans s’arrêter pour analyser ces impressions, il
empoigna son sabre et sortit en courant sur la véranda.
— Halte ! cria-t-il.
Puisque vous vous êtes donné la peine de venir jusqu’ici, permettez-moi de vous
recevoir comme il convient !
Il sauta à terre et courut vers le
bruit des pas qui battaient en retraite. Mais le cœur n’y était pas. Au bout de
quelques secondes, il s’arrêta et regarda en riant quelques prêtres disparaître
dans l’obscurité.
Osugi, après
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