La pierre et le sabre
une carcasse vide. N’importe qui l’aurait pu faire, mais nul ne l’a
fait. Pourquoi ? Parce que ceux d’entre nous qui comprennent L’Art de
la guerre savaient déjà que l’école était sans pouvoir. En second lieu,
nous ne voulions pas flétrir le nom honoré de Kempō. Toutefois, Musashi a
choisi de provoquer un incident, de placarder son défi dans les rues de Kyoto,
de répandre des rumeurs, et enfin de faire un grand spectacle avec ce qu’aurait
pu réaliser n’importe quel homme d’épée assez habile... Il serait trop long d’énumérer
toutes les ruses mesquines et lâches auxquelles il a recouru. Songez par
exemple qu’il s’est arrangé pour être en retard, tant à son combat avec
Yoshioka Seijūrō qu’à sa rencontre avec Denshichirō. Au lieu d’affronter
ses ennemis de face au pin parasol, il est arrivé par un chemin détourné, et a
employé toutes sortes de bas stratagèmes... On a fait observer qu’il se battait
seul contre un grand nombre. C’est vrai, mais il ne s’agit là que d’une partie
de son plan diabolique en vue de se faire de la réclame. Il savait parfaitement
que, ses ennemis étant supérieurs en nombre, il aurait la sympathie du public.
Et quant au combat lui-même, je puis vous dire – je l’ai vu de mes
yeux – que ce n’était guère plus qu’un jeu d’enfant. Musashi a réussi un
temps à survivre grâce à ses ruses adroites ; puis, quand l’occasion de
fuir s’est présentée, il a pris ses jambes à son cou. Oh ! je dois
reconnaître que dans une certaine mesure il a fait preuve d’un genre de force
brutale. Mais cela ne fait pas de lui un expert du sabre. Non, pas du tout. Le
plus grand titre de gloire de Musashi, c’est la vitesse de ses jambes. Pour s’éloigner
rapidement il n’a pas son égal.
Les mots se déversaient maintenant
de la bouche de Kojirō comme l’eau d’un barrage.
— ... L’homme de la rue croit
difficile, pour un homme d’épée isolé, de se battre contre un grand nombre d’adversaires ;
mais dix hommes ne sont pas nécessairement dix fois plus forts qu’un seul. Pour
le spécialiste, la quantité n’est pas toujours importante.
Alors, Kojirō se lança dans
une critique professionnelle de la bataille. Il était facile de minimiser l’exploit
de Musashi car en dépit de sa valeur, tout observateur digne de foi aurait pu
relever des fautes dans sa performance. Lorsqu’il en vint à parler de Genjirō,
Kojirō fut cinglant. Il affirma que le meurtre de l’enfant constituait une
atrocité, une violation de l’éthique du sabre, impardonnable à tous égards.
— ... Et laissez-moi vous
parler du passé de Musashi ! s’écria-t-il avec indignation.
Alors, il révéla que tout
récemment il avait rencontré Osugi en personne au mont Hiei, et entendu toute
la longue histoire de la duplicité de Musashi. Sans faire grâce du moindre
détail, il raconta les torts soufferts par cette « charmante vieille dame ».
Il termina en disant :
— ... Je frémis à l’idée qu’il
y a des gens pour chanter les louanges de ce coquin. L’effet sur la morale
publique est désastreux ! Voilà pourquoi j’ai parlé assez longuement. Je n’ai
aucun lien avec la Maison de Yoshioka ni aucun ressentiment personnel contre
Musashi. Je vous ai parlé en toute équité, en toute impartialité, comme un
homme qui se consacre à la Voie de l’épée, comme un homme résolu à ne point s’écarter
de cette Voie ! Je vous ai dit la vérité. Souvenez-vous-en !
Il se tut, se désaltéra d’une
tasse de thé puis se tourna vers ses compagnons et remarqua très doucement :
— ... Ah ! le soleil est
déjà bas dans le ciel. Si vous ne vous mettez bientôt en route, il fera nuit
avant que vous n’arriviez au Miidera.
Les samouraïs du temple se
levèrent pour prendre congé.
— Prenez bien soin de vous,
dit l’un d’eux.
— Nous espérons vous revoir
quand vous reviendrez à Kyoto.
Les tailleurs de pierre
profitèrent de l’occasion : pareils à des prisonniers relaxés par un
tribunal, ils regagnèrent en hâte la vallée, maintenant ensevelie dans l’ombre
pourpre, et retentissante du chant des rossignols. Kojirō les regarda s’en
aller puis cria vers l’intérieur de l’auberge :
— Je mets ici, sur la table,
l’argent pour le thé. A propos, avez-vous des mèches ?
La vieille, accroupie devant le
four en terre, préparait le repas du soir.
— Des mèches ?
répéta-t-elle.
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