La pierre et le sabre
passer le temps.
— Tu es un être abominable !
Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Et seulement pour passer le
temps !
— Mon Dieu, peu importe la
raison. En tout cas, je comprends maintenant ce qui a déclenché ce flot de
larmes, et pourquoi je t’ai retrouvée à moitié morte. Mais écoute, Otsū,
je crois que tu as eu de la chance. En fin de compte, il vaut mieux que les
choses aient tourné comme elles l’ont fait. Tu me trouves abominable ?
Regarde-le !
— Que veux-tu dire ?
— Matahachi était et demeure
un irresponsable. Si tu l’avais épousé, et qu’alors, un jour, il t’ait réservé
la surprise d’une lettre comme celle-là, qu’aurais-tu fait ? Ne dis rien,
je te connais. Tu te serais jetée du haut d’une falaise dans la mer. Je suis
content que tout soit terminé avant que tu n’en sois arrivée là.
— Les femmes pensent
différemment.
— C’est vrai ? Comment
pensent-elles ?
— Je suis si en colère que j’ai
envie de crier !
De fureur, elle tirait sur la
manche de son kimono avec ses dents.
— ... Un jour, je le
retrouverai ! J’en fais le serment ! Je n’aurai point de repos tant
que je ne lui aurai pas jeté à la face exactement ce que je pense de lui. Et
cela vaut pour cette femme, cette Okō.
Elle éclata en sanglots de rage.
Takuan, la regardant, murmura mystérieusement :
— Ça a commencé, n’est-ce pas ?
Elle le considéra d’un air ahuri.
— Quoi ?
Les yeux fixés à terre, il
semblait réfléchir. Puis il commença ainsi :
— Otsū, j’avais
réellement espéré qu’à toi, entre tous les êtres, seraient épargnés les maux et
les mensonges de ce monde, que ta douce et innocente nature traverserait,
intacte et indemne, toutes les étapes de la vie. Mais il semble que les vents
violents du destin aient commencé à te secouer comme ils secouent tous les
autres.
— Oh ! Takuan ! Que
dois-je faire ? Je suis si... si... en colère !
Elle était courbée, les épaules
secouées de sanglots.
A l’aube, comme elle se trouvait
épuisée d’avoir pleuré, tous deux se retirèrent dans la grotte pour dormir. La
nuit d’après, ils veillèrent auprès du feu, et passèrent à nouveau toute la
journée suivante à dormir dans la grotte. Ils avaient de la nourriture en
abondance, mais Otsū était perplexe. Elle ne cessait de dire qu’elle ne
voyait pas comment ils captureraient jamais Takezō de cette manière.
Takuan, en revanche, gardait un calme olympien. Otsū n’avait aucune idée
de ce qu’il pouvait bien avoir en tête. Il ne faisait pas le moindre effort
pour chercher, et le fait que Takezō ne parût point ne le déconcertait pas
le moins du monde.
Au soir du troisième jour, comme
les nuits précédentes, ils veillèrent auprès du feu.
Otsū finit par exploser :
— Takuan, c’est notre
dernière nuit, tu sais ! Notre délai expire demain.
— Hum... C’est vrai, hein ?
— Eh bien, qu’as-tu l’intention
de faire ?
— De faire à quel propos ?
— Oh ! ne sois pas si
pénible ! Tu te rappelles bien, n’est-ce pas, la promesse que tu as faite
au capitaine ?
— Mais oui, naturellement,
pourquoi ?
— Eh bien, si nous ne
ramenons pas Takezō...
Il l’interrompit :
— Je sais, je sais. Je devrai
me pendre au vieux cryptomeria. Mais ne t’inquiète pas. Je ne suis pas prêt à
mourir encore.
— Alors, pourquoi ne vas-tu
pas à la recherche de Takezō ?
— Si j’y allais, crois-tu
vraiment que je le trouverais ? Dans ces montagnes ?
— Oh ! je ne te
comprends pas du tout ! Et pourtant, je ne sais comment, du simple fait d’être
assise ici, j’ai l’impression de devenir plus brave, de trouver le courage de
laisser les choses aller leur train.
Elle éclata de rire.
— ... A moins que je ne
devienne tout bonnement aussi folle que toi.
— Je ne suis pas fou. J’ai
seulement de l’audace. C’est là ce qui importe.
— Dis-moi, Takuan, est-ce l’audace
et rien d’autre qui t’a poussé à entreprendre ceci ?
— Oui.
— Rien que l’audace ?
Voilà qui n’est pas très encourageant. Je croyais que tu avais dans ta manche
un plan infaillible.
Otsū avait été sur le point
de partager la confiance de son compagnon ; mais quand il révéla qu’il
était mû par la seule audace, elle eut un moment d’abattement. Etait-il
complètement fou ? Il arrive que des gens un peu dérangés soient pris par
autrui pour des génies.
Weitere Kostenlose Bücher