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La pique du jour

La pique du jour

Titel: La pique du jour Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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maillots et enfances, sauf que, toutefois, je m’y sens moins heureux
depuis l’estrangement survenu entre Angelina et moi, car si la navrure avec le
temps s’est guérie, et si l’amertume a laissé place à de plus aimables sentiments,
la cicatrice est là toujours, et si sensible au toucher, que j’évite d’y porter
les doigts. Maugré cela, et encore qu’Angelina soit devenue pour moi, avec le
temps, davantage une parente qu’une épouse, j’éprouve autant de joie à la
retrouver qu’à revoir mes beaux enfants, tous sains et gaillards, la Dieu merci
et meshui fort grandelets.
    Tout le temps que dura la moisson il fallut que
M. de La Surie, moi-même, mon majordome et mon escorte, montés à
cheval et armés en guerre, allassent continuellement d’un champ à l’autre pour
garder que les moissonneurs fussent attaqués par les bandes de caïmans armés
que la grande misère des temps avait jetés sur les chemins. Encore dus-je
placer à proximité de chacun des champs un guetteur à cheval avec un cor pour
appeler à rescous le gros de nos forces, s’il voyait surgir à l’horizon un
groupe suspicionneux.
    Mon majordome avait reçu de la part des pauvres gens de
Grosrouvre (notre plus proche village) tant de requêtes pour glaner, une fois
la moisson faite, qu’il ne savait pas quoi résoudre et s’ouvrit à moi de cette
difficulté. Je lui dis de les recevoir tous en la cour de ma seigneurie, et là,
étonné moi-même de leur nombre (lequel témoignait à soi seul de la grande faim
qui dévorait ce royaume après un demi-siècle de guerres civiles), je fis
d’abord inscrire leurs noms sur un registre, puis je leur dis que s’ils
voulaient glaner dans mes champs et ceux de M. de La Surie, il
fallait qu’ils gagnassent leur glanure, et pour cela, primo, avant la
moisson, qu’ils gardassent à tour de rôle mes champs, et de jour et de nuit,
armés qui de faux, qui de fourches (et les femmes et enfants, de pierres) afin
que de rebuter les robeurs, et si ceux-là étaient trop, de me dépêcher un
galapian pour me prévenir ; secundo, le jour de la moisson, quand
ils passeraient après les moissonneurs, qu’ils eussent à mettre leur glanure
dans un chariot que je leur prêterais, afin que ladite glanure fût dans ma cour
équitablement répartie entre tous par mon majordome, afin d’éviter que les plus
forts tondent la laine sur le dos des faibles : après quoi, je leur promis
que si j’étais d’eux content, je leur baillerais à chacun une gerbe entière.
    Au bec à bec, M. de La Surie sourcilla
quelque peu à cette libéralité mais je lui remontrai que non seulement il était
chrétien de ne point être impiteux à ces pauvres gens qui nous touchaient de si
près, mais qu’ils nous sauraient gré à eux-mêmes d’avoir gagné leur glanure,
non point par la charité, mais par un labour qui n’allait pas sans périls.
    Toutefois, mes gentillâtres voisins me sifflèrent une bien
autre chanson que La Surie, et je leur chantai un bien autre refrain.
    — Tudieu, Monsieur le Marquis, me dirent-ils, vous nous
gâtez le vilain par vos insensées libéralités ! Tudieu ! Voilà les
nôtres meshui qui nous demandent le pareil pour la glanure, et du diable si je
ne vais pas distribuer battements et frappures sur le dos et le cul de ces
effrontés.
    — Messieurs, dis-je, charbonnier est maître chez lui,
moi dans mes terres, vous dans les vôtres. Mais je suis prêt à gager avec
chacun de vous dix beaux écus nets et non rognés qu’à la guise et manière dont
je m’y prends, je serai moins volé que vous !
    À quoi, ils m’envisagèrent, l’œil plus rond que corneille.
    — Et comment cela ? dit le plus vieux d’entre eux,
M. de Poussignot, lequel ne manquait ni de sens ni de renardière
ruse.
    — Pour la raison, dis-je, que nous n’avons pas assez de
gens pour garder nos champs à la nuitée, dans la semaine où les épis sont
quasiment mûrs, sans l’être assez pour qu’on les coupe. Mes glaneurs
pourvoiront à cette garde…
    — Mais ils vous roberont !
    — Et que vous chaut qu’ils grignotent un épi qui-cy
qui-là, ils vous en gloutiront moins que le blaireau et infiniment moins que
feraient les robeurs.
    Je ne sais si je les persuadai tout à trac par ce
raisonnement, mais du moment qu’ils crurent que j’avais agi par intérêt, ils se
retirèrent, rassurés. De reste, ce n’était point de méchantes gens, et du moins
vivaient-ils sur

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