La pique du jour
rejoindre. Ce qu’il fit, closant l’huis sur nous.
— Signor Marchese, dit-il, plaise à vous de
laisser le Bargello tout à plein en dehors de cette affaire.
— Et pourquoi cela ? dis-je en levant le sourcil.
— Pour deux raisons.
Phrase qui ne me fit pas sourire, tant j’étais en mon for
trémulent et furieux, tout maître de moi que j’eusse voulu paraître.
— La première, reprit Alfonso, c’est que ce bâtard de cuoco est un Florentin. Et que se vendant à l’Espagnol, il s’est fait doublement
traître et à son maître le cardinal, et à Florence, sachant bien que l’Espagnol
n’a rien d’autre en tête que de mettre la main sur notre patrie. Adonc, cette
affaire se doit régler entre Florentins, les Romains n’ayant rien à y voir.
— Et la seconde raison ?
— Plus pressante encore, Signor Marchese. Que
fera le Bargello, si vous l’appelez ? Il va serrer ce misérable en
la geôle du Château Saint-Ange et la justice pontificale lui fera son procès,
au cours duquel, pour de dignes raisons, le nom du duc de Sessa ne sera même
pas prononcé. Impunité qui ne peut que l’inviter à recommencer ses attentements
contre vous… Tandis que nous, Florentins, poursuivit Alfonso, un œil pieusement
au ciel et un autre fiché à terre, si nous disposons de ce cuoco di inferno [88] , nous en ferons une arme contre le
duc.
— Adonc, dis-je, mi-persuadé mi-perplexe, tu attends de
moi que je te le livre en m’en remettant à ta particulière justice ?
— Si cela vous agrée, Signor Marchese.
— Cela m’agrée, mais à une condition, c’est que
Basilio étant au cardinal, le cardinal sache ce qu’il en est.
— Le cardinal, dit Alfonso, le saura sans le savoir. Le
cardinal est florentin, il sait ce que parler ne veut pas dire, et ce que le
silence signifie. En outre, le cardinal, comme il convient à son état, possède
une âme qu’il lui faut ménager. Moi qui le sers, je n’ai que faire de cette
commodité, étant d’avance absous, et par ma patrie, et par l’Église.
— Alfonso, repris-je après un instant de silence, que
peux-je dire pour t’exprimer ma reconnaissance ?
— Niente, dit Alfonso en secouant la tête.
— Comment, niente ? Sans toi ce n’est pas
le pauvre Tibère qui serait maintenant à l’agonie.
— Niente, niente, Signor Marchese, dit-il. Je
n’ai fait que vous transmettre un message de Teresa, lequel elle m’a fait
porter en toute hâte par Djemila.
— Teresa ! m’écriai-je, béant, mais comment Teresa
a-t-elle su que mon cuoco était acheté par l’Espagnol et qu’il m’allait
empoisonner ?
— Par Don Luis. Comme vous voyez, Signor Marchese, il
y a plus d’un avantage à vivre « très à l’étourdie »…
Comme dans ces Mémoires je ne trotte pas l’amble, mais tâche
à toujours galoper, ayant tant à conter, et des inouïes traverses de ma vie, et
des grands événements auxquels je fus mêlé, j’ai le propos de sauter par-dessus
la nuit que je passai ce mardi-là avec Teresa, laissant au lecteur à imaginer
les transports de tendresse et de la gratitude qui me jetèrent aux pieds de
celle qui, d’ores en avant, et malgré ses vertes années, était non seulement
mon amante, mais ma mère devenue, puisque à défaut de me donner la vie, elle me
l’avait, à tout le moins, conservée. À quoi, nos tumultes apaisés, je rêvais
longuement, ma tête nichée entre ses fermes et puissants tétins et ma main
reposant sur son flanc, tandis qu’entendant bien mon émoi, et qu’il était tout
à la fois délicieux et très proche des larmes, Teresa me caressait le cheveu
d’une main tendre et légère sans mot piper (possédant cette vertu fort rare de
savoir se taire au moment opportun). Si la vie que j’ai failli perdre – et
que tant plus je chéris – possède une valeur qu’on puisse définir, c’est
dans des moments semblables qu’il la faut, à mon sentiment, éprouver.
Le lendemain, ayant dépêché Luc à Fogacer pour lui dire que
j’appétais fort à le voir, ce pendard de page ne revint au logis que deux
grandes heures plus tard. Crime qui, Miroulo regnante [89] , eût
été puni du fouet, mais qu’en son absence, je sanctionnai d’une peine plus
douce et non moins redoutée des intéressés.
— Luc, lui dis-je avec les grosses dents et l’air fort
sourcilleux, qu’est cela ? Ne vous ai-je pas dit cent fois, à Thierry et
toi, que je noulais du tout que vous musassiez en
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