La pique du jour
soupir, il s’agissait là de la plus grande et
tracasseuse affaire que le Saint Siège ait eu à résoudre depuis plusieurs
centaines d’années. Il priait donc et conjurait les cardinaux d’y donner toutes
leurs pensées ; de mettre à part, et de côté, toutes sortes de passions et
d’intérêts humains (ici Giovanni Francesco se permit un sourire), de ne
regarder qu’à l’honneur de Dieu, à la conservation de la religion catholique et
au bien commun de toute la chrétienté. Il ne s’agissait pas ici, reprit le
Saint Père, en poussant un nouveau soupir et en envisageant les cardinaux d’un
air très entendu, d’un homme privé, mais (sa voix s’enfla sur ces mots) d’un
grand prince qui commandait à des armées et à plusieurs peuples ; il
ne fallait donc pas tant considérer sa personne que sa puissance ; ni
tenir une si grande rigueur en absolvant des censures qu’en remettant des
péchés. « Vos Éminences, conclut le Saint Père, auront donc à me dire sans
brigue, sans crainte, sans faveur, et chacun l’un après l’autre, et en
particulier ce qu’ils opinionnent là-dessus, sans pouvoir communiquer ladite
opinion à quiconque, sous peine d’excommunication. »
J’ouïs ce discours en frémissant de la tête aux pieds, tant
il me sembla qu’il nous rapprochait des grands effets que mon roi attendait de
cette absolution depuis deux ans si ardemment recherchée par lui : la
soumission de la Ligue, et la pacification de la France. Et M. le
chevalier de La Surie, à qui j’en contai ma râtelée dès que je fus revenu
le soir même au logis, dans sa chambre, sur sa coite assis, un bougeoir à la
main, ressentit le même émerveillable émeuvement.
— Ha, mon Pierre ! dit-il : nous touchons au
but ! Nous triomphons ! Nous avons à la parfin chat en poche !
Et à moins qu’une zuppa espagnole vienne avant terme à bout du Saint
Père, nous repartirons de Rome en emportant dans nos bagues l’absolution
d’Henri IV !…
Disant quoi, incapable de demeurer en repos, il se leva, et
jetant sa robe de chambre sur ses épaules, il se mit à marcher d’un pas vif
dans la pièce en enserrant son poitrail de ses deux mains, comme s’il se
donnait à lui-même une forte brassée.
— Mon Pierre, dit-il avec une sorte de soudaine
tristesse dans la voix, vois comment va le train des choses en ce monde que
l’on peut bien, en effet, appeler bas, les hommes étant ce qu’ils sont :
le roi abjure, et après plusieurs années de barguin, le pape l’absout. Or, ni
dans cette abjuration, ni dans cette négociation, ni dans cette absoute, il n’y
eut rien, absolument rien de religieux. Et quant à la pauvre reine Louise, qui,
elle, n’est qu’une femme, et ne commande ni à des armées ni à plusieurs
peuples, je gage qu’elle n’obtiendra même pas sa messe chantée !
— Chevalier, dis-je, votre colombine innocence
m’étonne. Le souverain pontife est un souverain. Il a un État, une armée, des
finances. Et ne va-t-il pas de soi que dans ses rapports avec un autre
souverain, il ne considère pas tant sa personne que sa puissance…
Quittant mon Miroul, je me fis toutefois cette réflexion que
le sentiment religieux tenait, se peut, à mon cœur par moins de fibres qu’au
sien : raison pour quoi je n’étais pas tant scandalisé que lui par ces
terrestres tractations. Toutefois, quand j’appris que le 30 août, le pape avait
réuni les cardinaux en consistoire pour leur déclarer, après avoir recueilli
les voix dans les entretiens particuliers, qu’il les avait « presque
toutes » trouvées favorables à l’absolution du roi de France, ce presque
toutes me fit sourire. Et d’autant que lorsque les cardinaux les plus
acquis aux doublons espagnols – et ils n’étaient pas peu – tâchèrent
alors de prendre la parole pour discuter des conditions de l’absolution,
espérant y faire naître des épines et des retardements, le pape, disant qu’il y
avait pourvu, leur imposa silence.
Le duc de Sessa, à travers eux, livra un dernier combat, en
leur faisant suggérer au pape de faire porter l’absolution par un légat à Paris
au lieu de la donner à Rome. La ficelle était grosse, et le cardinal
Giustiniani, que j’encontrai le soir même chez Mgr Du Perron, me dit
à l’oreille avec un sourire très florentin qu’il n’aimerait pas être ce légat, tant
de choses pouvant lui arriver en chemin…
— Éminence, dis-je, pensez-vous que
Weitere Kostenlose Bücher