La pique du jour
l’abbaye.
— Cornedebœuf ! dit Miroul, à le voir sans face et
les mains dans les manches, je l’eusse pris pour un fantôme, s’il n’avait
empoché vos pécunes. Moussu, les moines disent-ils la messe ?
— Oui-da, s’ils suivent les coutumes de Cluny et ont
reçu le sacerdoce.
— Moussu, où allez-vous ?
— Je veux voir, Miroul, cette statue du Christ de
pitié.
— Moussu, dit Miroul sur un ton de reproche, allez-vous
prier devant une idole ?
— Nenni.
Je trouvai la statue, laquelle se trouvait sur un socle,
dans un renfoncement en plein cintre et, battant le briquet, je l’envisageai à
loisir et la trouvai émouvante assez, le Christ étant représenté comme sans
doute il l’avait été en ses dernières heures, maigre et malheureux, et le
reflet de sa proche mort déjà sur lui.
— Qu’en dis-tu, Miroul ?
— Il me ramentoit, par l’émaciation de son corps et la
mélanconie de sa face, l’abbé athée Cabassus quand on le mena au bûcher…
Cette remembrance, que j’avais crue enfouie en la gibecière
de ma mémoire, me revint en son âpreté et me poignit le cœur : les princes
des prêtres avaient quis la mort de Jésus, parce qu’ils ne croyaient pas en sa
divinité. Et parce qu’il n’y croyait pas non plus, les grands Inquisiteurs
avaient brûlé sous nos fenêtres de Montpellier l’abbé athée Cabassus. Les
bourreaux avaient changé de camp, mais c’était la même folie.
Je tournai les talons et Miroul marchant à mes côtés,
pareillement rêveux et songeard, je regagnai le transept Sud où Pissebœuf, dès
qu’il m’aperçut me dit :
— Moussu, un messager de M. Péricard vous cherche
dans le déambulatoire par où je vous avais vu partir. Mais il n’est que
d’espérer. Ne vous trouvant pas, il doit céans en revenir.
Je m’adossai alors, non loin d’eux à un pilier, et fermant
les yeux, je fis une prière en mon for, pour quérir le pardon de Dieu pour la
part non petite que j’avais prise en la meurtrerie du Bahuet, regrettant que le
bien du royaume m’eût imposé ce dessein. Cependant, mon oraison finie, mon
oreille s’ouvrit aux propos que Pissebœuf et Poussevent échangeaient à voix
basse en oc devant la mise au tombeau du Christ, ces deux bons huguenots étant
aussi paillards que le premier papiste venu, et de surcroît ne nourrissant
aucun respect pour les « idoles » de marbre des églises catholiques,
se peut même ayant été de ces malheureux réformés qui, au cours de nos guerres
civiles, s’étaient livrés ès lesdites églises à une bien funeste
iconoclastie : sacrilège en mon opinion, non point tant à l’égard de la
Sainte Famille – laquelle a l’éternité pour Elle – mais à l’égard de
l’art périssable du statuaire et du peintre.
Il faut dire que ce groupe de statues entourant le Christ
gisant était d’autant plus vivant qu’il se dressait en grandeur nature dans
cette absidiole, vêtu de nos contemporaines vêtures et placé, non point sur
quelque socle qui l’eût surélevé, mais de plain-pied avec les fidèles et sans
aucune grille ou barrière qui le séparât d’eux. Tant est qu’on le pouvait
approcher et palper. Trois de ces personnages étaient des hommes, deux qui
étaient vieils et maigrelets, se préparant à envelopper Jésus dans son suaire,
et le troisième, jeune et beau, soutenant par-derrière Marie, laquelle, étant
penchée douloureusement sur le divin fils, dérobait sa face sous ses voiles.
Aussi bien n’était-ce pas à ceux-ci que s’intéressaient Pissebœuf et
Poussevent, mais à trois femmes qui étaient mêlées à ce groupe et dont la
corporelle enveloppe, du moins telle que le statuaire l’avait fait saillir du
marbre par son ciseau, ne faillait ni en grâce ni en élégance.
— Et qui c’est, cette drola, disait Poussevent,
laquelle s’encontre à la dextre de Marie, et qui porte au bras senestre de tant
beaux bracelets ?
— M’est avis que c’est Élisabeth, dit Pissebœuf, qui
ayant été clerc, se piquait de saint savoir.
— Et qui c’est cette Élisabeth ?
— La cousine de Marie.
— Elle a belle face, dit Poussevent, mais sévère.
— Tu ne voudrais pas qu’elle s’ébaudisse, voyant ce
qu’elle voit ?
— Quand même ! Elle me plaît moins que la commère,
à la dextre de Marie, la celle qui a des tétins comme des melons, un gros
ventre bien rondelet, et un gros nœud sur le cas.
— M’est avis que celle-là,
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