La polka des bâtards
rebelle
invétérée, et tend un peu trop à manquer de respect envers l’uniforme des
représentants du gouvernement des États-Unis. Et dans le feu de la discussion,
quelqu’un a laissé tomber une allumette par accident. De toute façon, il n’y
avait aucun objet de valeur dans cette malheureuse bicoque. Ces bouffeurs de
terre, ils prennent des grands airs, mais quand on y regarde de près c’est que
du bluff et de la gueule, et tout ce système repose sur du sable et du vent. On
s’est fait couillonner, messieurs, et on n’a plus qu’à s’asseoir et à regarder
le spectacle.
— Lieutenant Wills, appela M me Popper,
rassemblant autour d’elle ses enfants effrayés comme si elle posait pour une
allégorie du sacrifice maternel, où suggérez-vous que nous passions la nuit, ma
famille et moi-même ?
— Essayez donc les quartiers des esclaves, ricana
Wills. Je n’ai pas touché à une seule de ces cahutes, et je ne compte pas le
faire. Je ne sais pas ce que ça vous fait de partager un lit avec l’Oncle Tom
et Mama Bamboula, mais je suppose que votre mari y était habitué, lui, et je ne
doute pas que, vous aussi, vous saurez vous adapter. » Il éclata de rire
et but une nouvelle gorgée.
« J’espère, lieutenant Wills, que vous et vos sbires
irez brûler en enfer, comme vous le méritez.
— Je ne vous contredirai pas, madame Popper, mais, où
que je finisse mes jours, le feu y sera toujours moins chaud que celui qui vous
attend. »
La maison, simple squelette dans le corps ondulant des
flammes, semblait sur le point de faire un pas en avant quand soudain l’édifice
s’effondra d’un coup, dans un grand soupir et une éruption d’étincelles. Tous
les enfants Popper se blottissaient autour de leur mère, et tous étaient en
pleurs.
Un cri de joie retentit dans le bosquet de pacaniers, et
Vail confirma qu’ils avaient touché le gros lot : une paire de porcelets
bien gras, une dinde, deux poulets, une caisse de whiskey, un tonneau de
mélasse, un picotin de pommes de terre, un sac de farine et, Dieu du ciel, un
sac de pièces d’or.
« Ce soir, dîner somptueux, hein, messieurs ?
— Je vous supplie, lieutenant, implora M me Popper,
de nous laisser quelque chose à manger. C’est tout ce qui reste dans la
plantation.
— Il fallait y penser avant de faire sécession.
— Vous n’avez donc pas de cœur, vous les Yankees ?
— Il s’est endurci, madame, dans la forge de la guerre.
Et si vous trouvez ça cruel, attendez de voir ce qui se passera quand on
arrivera en Caroline. »
Liberty rejoignit M me Popper qui, debout,
tremblait de rage et de chagrin, se pencha, déposa un baiser sur son front et,
sans regarder en arrière, continua sa marche jusqu’à la route.
« Soldat Fish, cria le lieutenant, sacré nom de Dieu,
vous allez où comme ça ? »
Pas de réponse.
« Dodds, demanda le lieutenant, où est-ce qu’il va, le
soldat Fish ?
— Je ne sais pas, répondit Otis.
— Eh bien, on aura vraiment tout vu ! »
Ils regardèrent Liberty poursuivre son chemin d’un pas
régulier, jusqu’à ce qu’enfin il se perde dans les nuages de fumée qui
émanaient de la maison en flammes.
18
C’était étrange, après des années à piétiner dans la
campagne en compagnie d’une horde d’hommes armés et braillards, de se retrouver
seul sur une route déserte, à parcourir un paysage apparemment vidé de tout
être vivant. Pas de vaches au pâturage, pas de poulets à la ferme, pas de porcs
à l’auge, pas même un seul insecte pour chanter dans l’herbe. Des colonnes
branlantes de fumée noire s’élevaient imprévisibles à l’horizon, et une fois il
crut voir un groupe de cavaliers traverser une clairière lointaine – ou
n’était-ce que l’ombre changeante des nuages, puisque tout mouvement en ces
lieux prenait spontanément l’apparence de la guerre ? Il n’avait ni eau ni
nourriture, et, vêtu de l’uniforme bleu de son armée, il errait solitaire sur
le territoire de… de qui ? l’ennemi ? l’adversaire ? le cousin
renié et déshérité ? il n’y avait pas de terme approprié. Car au plus
profond de lui-même persistait la certitude irrationnelle que sur ce sol il ne
pouvait rien lui arriver. Il n’était pas un envahisseur, même pas un intrus, il
était un fils de cette terre qui rentrait au pays en une odyssée singulière
inscrite dans son destin bien avant sa naissance.
Il se reposa un moment à l’ombre,
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