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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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d’un trot d’ivrogne sur ses pattes graciles. Ranimé par ce
premier signe de vie, Liberty se hissa hors de son fauteuil, traversa la rue
déserte et entra dans le magasin. À l’intérieur, les rayons avaient été
méthodiquement vidés, des rouleaux de tissu se déployaient au sol, et la grande
caisse enregistreuse de cuivre était renversée dans une mare de mélasse noire
qui continuait de s’étendre. Dans l’arrière-boutique, il dénicha une
demi-cruche d’alcool de pêche et en renifla prudemment le goulot : après
des mois de terrain, son nez avait appris à détecter tout aliment suspect. Le
liquide amer réussit brillamment le test olfactif et se déversa sans fin dans
une gorge parcheminée et palpitante. Sa soif étanchée, Liberty toussa une fois
et cracha par terre. Par la fenêtre poussiéreuse, il aperçut une silhouette
sombre qui fila dans le jardin pour disparaître par la porte béante d’une
grange dépenaillée, puis une autre qui avançait au ras du sol ; mais, le
temps qu’il s’aventure à pas de loup jusqu’à la grange, prêt à tirer, les deux
hommes – si c’étaient des hommes – avaient disparu. Commençait-il
donc, naufragé esseulé dans une contrée de solitude, à perdre la raison, à voir
des choses qui n’existaient pas, comme Crenshaw après avoir englouti une boîte
d’huîtres avariées ?
    Il erra jusqu’en bordure de la ville, où, sur une pelouse
bien entretenue, s’élevait une grande maison de bois blanc, fort avenante, avec
un écriteau joliment peint fixé à la balustrade : Pension de famille de M me  Porter,
Tous les pensionnaires sont les bienvenus. Il monta les marches usées et gagna
discrètement la porte d’entrée, qui s’ouvrit dès qu’il l’effleura. L’intérieur
était sombre et presque luxueux : pas un vase, pas un tableau, pas un
coussin à franges n’avait été dérangé. Une vague et improbable odeur de pain
d’épices flottait telle une guirlande aromatique sur le silence ombreux de
chaque pièce. Dans le couloir, sur une table d’acajou verni, trônait une plante
exotique d’une espèce inconnue de lui, dont la tige épaisse et velue
s’affaissait en un triste U renversé. Faisant craquer doucement le plancher
sous ses lourds brodequins de soldat, il explora la maison, n’attendant rien,
ne trouvant rien, jusqu’à ce que, à l’étage, derrière une porte entrouverte, il
découvre un homme âgé étendu sur un lit étroit et défait, enveloppé d’un
drapeau confédéré couvert de sang, une carabine négligemment posée sur sa
poitrine inerte ; au-dessus de sa barbe blanche, il n’avait plus de
visage. Une légion affairée de guêpes et de mouches allait et venait dans la
cavité noire de son crâne, dévorant avidement l’exquis festin.
    « Repose-toi bien, papy », murmura Liberty en
refermant doucement la porte.
    Les autres pièces étaient vides, les lits aussi, et,
appréhendant un peu de dormir dans une maison où la mort faisait déjà la sieste,
il passa la nuit sur un tas de paille malodorante dans une étable abandonnée,
aux deux portes grandes ouvertes. Si c’est le sommeil qui le visita dans son
nid ammoniaque, il vint sous la forme d’un esprit hirsute à l’haleine brûlante
et fétide, aux yeux de charbon ardent, qui murmurait dans le labyrinthe de son
âme les leçons chantonnées d’un abécédaire infernal qu’il ne parvenait jamais à
mémoriser : A comme Abolition, le chemin de la perdition… N comme Noir, qui noie les chats blancs au lavoir.
    Aux premières lueurs de l’aube, il se leva, les muscles et
les jointures raides et courbatus, et sortit en titubant dans la brume du matin
où on ne voyait nul soleil, où on n’entendait nul oiseau, le pays tout entier
enveloppé d’un linceul de brouillard et de silence lugubre, comme s’il s’était
réveillé sur un haut plateau nu, au milieu des nuages. Autour de lui, l’univers
visible se réduisait à un cercle mouvant de vingt mètres de diamètre. La route
venait vers lui, émergeant magiquement de la gaze, pour mieux s’y fondre
derrière lui. Il se sentait rapetissé, comme s’il n’était qu’un charançon
forant méthodiquement la plus grosse graine de coton de toute la création. Des
sons l’assaillaient périodiquement, surgis du lointain boueux : tintement
de métal entrechoqué, craquement de cuir d’une selle, toux étouffée – des
bruits sans origine, sans importance.
    Lorsque, après plusieurs

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