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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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dans le lit d’une rivière
asséchée, sous un pont de bois délabré, dépliant soigneusement et consultant de
nouveau sa carte en charpie. Il allait globalement, comme il s’en doutait, dans
la bonne direction, mais il ne savait absolument pas combien de temps lui
prendrait le voyage. Il n’avait rien planifié. Il laisserait simplement les
choses arriver. Il ne voyait en cette excursion – qui, il s’en rendait
bien compte, pouvait être interprétée comme une désertion, un crime passible de
la peine de mort – qu’une parenthèse dans l’accomplissement de son devoir
militaire ; mais tous les déserteurs avaient de bonnes raisons.
    Au printemps, près de Chattanooga, il avait été convoqué
sous la pluie, avec toute la brigade, pour assister à l’exécution d’un autre
esprit libre, un garçon encore plus jeune que lui qui, s’apercevant que la
guerre n’était pas à son goût, avait décidé tout seul d’abandonner son poste et
de repartir vers le nord, où les arbres n’explosaient pas, où le métal ne
tombait pas du ciel. Il était tellement réservé que la plupart des hommes
ignoraient comment il s’appelait, et a fortiori que son père, sans consulter sa
famille, l’avait sommairement enrôlé malgré sa myopie, sa maladresse et sa peau
si pâle que, refusant de bronzer, elle n’avait cessé de rougir douloureusement
durant tout l’été précédent. C’était lui qui, typiquement, pleurait tous les
soirs avant de s’endormir, et ses sanglots, quoique étouffés, étaient audibles
pour tous les insomniaques, même séparés par plusieurs rangées de tentes. Lors
de son baptême du feu, une brève escarmouche en prélude au déluge de plomb de
Chickamauga, il se jeta derrière une branche abattue, recroquevillé comme une
larve, et refusa d’en bouger – position qu’il adoptait à chaque coup de
feu, à chaque coup de foudre, et même à chaque juron sonore et inattendu
proféré dans l’excitation d’une partie de cartes. Et puis, par un beau matin
froid, on découvrit qu’il avait disparu ; il s’était éclipsé discrètement
pendant la nuit. Une patrouille de cavalerie (les hommes de Kilpatrick) le
retrouva le jour même, baignant son corps nu dans l’intimité d’un étang, près
d’un moulin à eau. Tombant sur une ruche, affamé de miel, il avait voulu se
servir malgré les protestations furieuses des abeilles. Quand les soldats le
ramenèrent au camp, il avait le visage enflé comme une pastèque, et il ne
voyait que d’un œil. Il passa en cour martiale le lendemain, pour être fusillé
le surlendemain.
    Quand le peloton tira, Liberty ferma les yeux. Et il les
garda baissés tout au long du repas, autour d’un feu, avec ses camarades non
moins pensifs et abattus : cette leçon de justice militaire quelque peu
ostentatoire assombrit l’atmosphère pendant des jours. Il ne pouvait même pas
imaginer le destin qui l’attendait pour une transgression similaire. Tout ce
qu’il savait, avec une certitude de granit, c’est que ce projet insensé, qui
mettait sa propre vie en danger, lui paraissait une nécessité divine, car après
tout quel choix avait-il ? Sinon suivre la piste des larmes de sa mère.
     
    Il parvint à une coquille de ville, où épicerie et rhumerie,
église et tonnellerie, encore épargnées par la main des vandales, se
dressaient, mutiques et abandonnées, au soleil brumeux de Géorgie. Vautré dans
un fauteuil devant le saloon (F. T. Wade & Fils, Whiskey
5 cents le verre), il médita sur la tristesse désolée du lieu. Privés de
leur animation humaine, les bâtiments paraissaient retombés naturellement dans
leur être originel, comme s’ils avaient été construits dans un tout autre but
et qu’ils attendaient patiemment leurs occupants légitimes. Enfant déjà,
Liberty avait su, sans pouvoir dire comment, que ce monde n’était pas ce qu’il
semblait, et que, tapie derrière les trivialités du quotidien, palpitait en
strates secrètes une étrangeté absolue, dont la « normalité » n’était
que l’enveloppe protectrice, la peau d’une bête si gigantesque et si vivante
qu’on ne pouvait la distinguer dans sa totalité. Et cette ville évidée la lui
laissait entrevoir.
    Tandis qu’il ruminait ces pensées, un chien galeux et
efflanqué, avec un pelage en patchwork, émergea de sous les planches du magasin
général (T. Worth, Lingerie fine, Tissus, Joaillerie), lui jeta un regard
en coin et s’éloigna

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