La polka des bâtards
bien qu’il n’y avait rien d’autre à attendre de
Yankees sans cœur et sans âme.
— Allons, ne soyez pas si modeste. Je suis sûr que vous
attendiez de nous bien autre chose encore, mais espérons que tout se passera
bien, dans la joie et la bonne humeur, pour vous épargner ce spectacle. Je vous
souhaite une bonne journée, madame. » Et, effleurant son chapeau, il la
contourna pour pénétrer dans la maison.
Dans la grange, Liberty et Otis trouvèrent une vache malade
aux côtes saillantes, avec au ventre une grande plaie suppurante.
« Je ne suis pas sûr que j’aurais envie de manger de ce
bœuf, dit Otis, même si je mourais de faim.
— Je suis sûr qu’on a déjà bouffé pire.
— Mais je ne crois pas que ce soit ça que le capitaine
avait en tête quand il a parlé d’un “somptueux dîner”.
— Non, et apparemment c’est tout ce qu’il leur reste, à
ces pauvres gens. C’est une bonne raison de les laisser tranquilles. »
Otis pivota, le fusil dressé, en entendant un bruissement
derrière un tas de foin. « C’est bon, lança-t-il, sortez de là tout de
suite. » Deux fillettes noires émergèrent de l’obscurité en clignant des
yeux, des brins de paille dans les cheveux, avec en guise de vêtements des sacs
de toile percés de trous pour la tête et les bras.
« Tiens, tiens, fit Otis, qu’est-ce qu’on a là ?
Des espionnes sudistes ? »
Les enfants écarquillèrent les yeux.
« Comment vous vous appelez ? demanda Liberty.
— Posey, répondit la plus grande. Et elle, c’est ma
petite sœur, Bowzer.
— En voilà, un nom, pour une petite fille. Qui a appelé
ta sœur comme ça ?
— Eh bien, le Maître, monsieur. C’est lui qui donne les
noms.
— Et il est où, le Maître ?
— À la guerre. Il tue des Yankees. Ça fait presque trois
ans qu’il les tue. »
Otis éclata de rire. « Eh bien, faut croire qu’il ne
les a pas tous eus.
— Et vous, vous êtes des Yankees ?
— En tout cas, c’est ce qu’on était quand on s’est
réveillés ce matin. Pourquoi, tu croyais qu’on était qui ?
— Vous allez nous faire bouillir et nous manger ?
— Non, certainement pas, dit Liberty. Qui t’a mis ces
bêtises dans la tête ?
— Maîtresse Sarah, elle a dit que vous autres, vous
aimez bien la viande de Noir, parce qu’elle est bonne et tendre, parce qu’on
nous élève bien.
— Il me semble, dit Otis, que la Maîtresse aurait bien
besoin de refaire son éducation, à la yankee, et à la dure.
— On ne va pas vous faire de mal, dit Liberty. À
personne. On est venus vous libérer, pas vous manger.
— On est libres, alors ? demanda Posey.
— Oui. »
Elles échangèrent un regard incrédule. « Faut qu’on
aille le dire à Maman ! » s’écria Posey, et elles se ruèrent pieds
nus hors de la grange.
Lorsque Liberty et Otis en sortirent à leur tour, ils virent
des nuages de fumée noire bouillonner aux fenêtres à l’arrière de la maison, M me Popper
et ses enfants regarder sans un mot, à distance, la destruction de leur foyer,
Vail et Strickling enfoncer leurs baïonnettes dans le sol à coups répétés au
milieu d’un bouquet d’arbres, et le lieutenant Wills, calmement assis dans un
fauteuil sur la pelouse, contempler les flammes en mâchonnant une entame de
jambon. « Venez, les gars ! cria-t-il. On a réquisitionné quelques
provisions dans la réserve. » À ses pieds, une dinde morte, un sac de
pêches séchées, une botte de carottes, quelques oignons, un pot de miel et une
bouteille d’alcool de pêche dont il s’abreuvait généreusement. « C’est pas
grand-chose, avoua-t-il, mais Vail et Strickling sont partis prospecter. Il a
fallu l’amadouer, mais M me Popper a gentiment accepté de
partager ses trésors avec nous. Vous avez dégotté quelque chose dans la
grange ?
— Rien qu’une vache mal en point, répondit Otis.
— C’est pas grave. Je suis sûr que Vail et Strickling
ne vont pas tarder à trouver le filon. » Il tendit la bouteille. « Ça
vous dit, une bonne rasade de jus de Géorgie ?
— Non merci, mon lieutenant, répondit Liberty.
— Moi, je dis pas non, s’écria Otis en s’avançant.
— Pourquoi on a mis le feu à la maison ? demanda
Liberty. Je croyais qu’on avait pour ordre de respecter toute propriété civile.
— Eh bien, soldat Fish, normalement ce serait le cas,
mais M me Popper, voyez-vous, a quelque chose d’une
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