La polka des bâtards
suivi
bientôt du craquement sec d’un coup de feu, il décida de s’attarder encore un
peu. Après un intervalle raisonnable, où le seul bruit audible était le
halètement canin de sa propre respiration, il se redressa, appuya le dos contre
la trappe de bois dur ; après quelques vigoureuses poussées, elle s’ouvrit
d’un coup, il se retrouva libre, et il remonta à la lumière feutrée de la
cabane vide.
Dehors, il découvrit son bon Samaritain étendu dans la
poussière rougeâtre de la route déserte. Il y avait du sang sur sa chemise et
ses mains, mais les soufflets de sa poitrine s’activaient encore, tentant
vainement d’entretenir le feu en lui. Une salive rouge faisait des bulles au
coin de sa bouche, dégoulinant sur ses joues barbues. Quand Liberty voulut
palper ses blessures, Simms le repoussa violemment, ses mains battant l’air.
« Du calme, du calme, dit Liberty en lui tapotant
l’épaule. Je suis un ami. »
Le regard de Simms recouvra un instant sa netteté. « Je
suis un homme mort, murmura-t-il. C’est fini pour moi.
— Ça, je n’en suis pas sûr, répondit Liberty. Si vous
me laissez examiner… » Il se pencha, et de nouveau fut repoussé.
« Non, non, j’aperçois déjà l’autre rive.
— Et qu’est-ce que vous voyez ? » demanda
Liberty : non seulement il était tout indiqué de faire parler un blessé,
mais lui-même était franchement intrigué par la nature de cette vision.
« Pas grand-chose, mon ami. Des rochers, des arbres,
des tas de sable. Ça m’a l’air bien désolé. Pas du tout ce que j’escomptais.
— Moi non plus », dit Liberty en scrutant la route
à l’est comme à l’ouest, guettant des cavaliers armés.
Simms toussa, grimaçant de douleur, dans une explosion de
sang frais qui vint épaissir sa barbe. « Non, parvint-il à dire, ce n’est
pas du tout ce que j’imaginais. » Il voulut se lever, mais put à peine
redresser la tête. « Donne-moi une prise, fiston », dit-il à Liberty,
dont il agrippa la main pour la serrer contre sa poitrine haletante. « Si
tu suis cette route sur une dizaine de kilomètres, tu devrais arriver à une
ferme dans un bosquet de chênes. Tu y trouveras ma fille. Elle s’appelle
Olivia. Tu veux bien l’informer que son père est mort en défendant l’Union
qu’il aimait tant ?
— Oui, dit Liberty. C’est promis.
— Ces salopards ont attendu leur heure pendant toutes
ces années. Ils ont senti que la fin était proche, et… » Sa poigne
vigoureuse ne se relâcha pas, mais Simms laissa échapper un profond soupir et
ses yeux cessèrent de ciller, soudain immobiles comme des billes mouillées.
Délicatement, Liberty dégagea sa main et resta un moment à contempler, l’esprit
vide, ce corps fraîchement éteint, un objet qui d’ordinaire lui aurait inspiré
des réflexions essentielles si ses précédentes expériences n’avaient pas
cruellement entamé son aptitude au raisonnement métaphysique. Il envisagea de
laisser le corps là où il était, mais se dit qu’il n’aimerait pas que ses
restes soient ainsi abandonnés négligemment à la poussière d’une route publique ;
alors, prenant Simms par les chevilles, il traîna le cadavre à l’ombre des
arbres, derrière la cabane solitaire, et le recouvrit au mieux de fraîches
poignées d’aiguilles de pin.
19
La fille de Simms, et Liberty en fut légèrement surpris,
n’était pas une campagnarde endurcie et usée, au teint jaunâtre et la pipe au
bec, mais une femme instruite et courtoise, mariée et mère de famille, accablée
par les soucis liés à la ferme paternelle, et par une progéniture
kaléidoscopique si nombreuse, si bruyante et si agitée qu’il avait du mal à
différencier ces agiles garnements, ou même à les dénombrer. Olivia Simms
accueillit la nouvelle du décès de son père avec un calme et une dignité
nourris par le manque d’espoir, après toutes ces années où le pire arrivait
avec une régularité si affolante que le cœur se blindait contre les coups du
sort. Elle s’affaissa en silence dans un fauteuil, sans lâcher le long fusil à
écureuils qu’elle avait empoigné à l’arrivée de Liberty. Puis, sans un bruit,
les larmes emplirent lentement ses yeux, débordèrent, et coulèrent sur ses
joues en traînées sinueuses. Il resta debout au milieu de la pièce, mal à
l’aise, dansant d’un pied sur l’autre, pétrissant sa casquette entre ses mains
moites et évitant de
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