La polka des bâtards
que
peut-être ça n’arriverait jamais. Apparemment, on a eu tort. » Relevant la
tête, elle lui fit voir l’expression la plus désolée qu’il ait jamais vue sur
un visage. « Cette guerre, reprit-elle, cette guerre horrible et
malfaisante, elle ne finira jamais. Vous vous en rendez compte, n’est-ce
pas ? Même quand elle sera terminée, elle continuera sans les drapeaux,
sans les trompettes, sans les armées, vous comprenez ?
— Oui, murmura Liberty. C’est ce que ma mère pensait
aussi.
— Eh bien, je suis contente de savoir que même dans le
Nord il y a des gens qui comprennent.
— Elle était du Sud.
— Ah.
— Oui, née dans la plantation de Redemption Hall, en
Caroline du Sud. »
Son regard pénétrant traversa celui de Liberty, comme si
elle cherchait quelque chose qu’elle n’espérait pas trouver. « Je ne
comprendrai jamais ce monde, dit-elle.
— C’est peut-être comme le ciel, suggéra-t-il.
Peut-être qu’on n’est pas censés le comprendre.
— Alors à quoi bon tout ça ? » s’écria-t-elle
brusquement, avant de se ruer hors de la pièce en claquant la porte derrière
elle.
Liberty la trouva derrière la maison, en train de plumer
rageusement un poulet ; sur la souche devant elle reposaient la tête
coupée du volatile et une hachette sanglante.
« Je gardais cette poule pour une grande occasion, ou
pour le jour où je ne supporterais plus de ne pas la tuer. Faut croire que ce
jour est venu. Vous aimez le poulet frit ?
— Bien sûr, dit Liberty. Mais, madame, vous n’avez pas
à cuisiner pour moi.
— Je sais, mais peut-être bien que j’en ai
envie. »
Étrangement ému par le spectacle de ses mains ensanglantées,
et par ce sacrifice qu’elle disait avoir fait exclusivement pour lui, Liberty,
quoique impatient de reprendre la route, fut pris d’un élan d’affection pour
cette femme courageuse et autonome qui de plus, en cet instant, avait
terriblement besoin de compagnie adulte. « Vous êtes sûre, madame, que je
ne ferais pas mieux de repartir ? »
Elle s’interrompit dans sa tâche et essuya son visage
couvert de plumes. « Je vous ai déjà dit de ne pas m’appeler madame, c’est
ridicule, et vous n’irez nulle part tant que vous ne vous serez pas rempli la
panse.
— Comme vous voudrez… Olivia. »
Ils s’installèrent à une table de pin branlante :
Liberty mastiquait consciencieusement la volaille, dure comme de la semelle, et
grignotait les miettes grises d’une pomme de terre flétrie qu’Olivia avait
dénichée Dieu sait où. De son côté, elle coupa sa part en morceaux minuscules
qu’elle déposa un par un dans les bouches béantes des enfants qui s’étaient
rassemblés autour d’elle au premier effluve de viande cuite. Au milieu du
repas, un Noir voûté d’âge vénérable apparut à la porte et, sans vergogne, les
regarda manger.
Liberty, gêné d’être ainsi observé, finit par
demander : « Vous ne voulez pas aller voir ce qu’il veut ?
— Je sais ce qu’il veut, répondit Olivia. Jasper !
cria-t-elle d’un ton plutôt sec. Va-t’en d’ici. Tu sais bien que tu ne dois pas
rester planté là. »
Il ne bougea pas d’un pouce : son doux regard marron ne
trahissait rien de qui se passait en lui.
« Allez hop ! déguerpis, rentre chez toi.
— Madame…
— Je ne te parle pas, Jasper. Tu peux dire ce que tu
veux, je ne répondrai pas. Je n’écoute même pas. »
Et lorsque Liberty releva les yeux, le seuil vide
n’encadrait plus qu’un carré de sol sablonneux sous le clair de lune désolé.
« Celui-là, il a un flair de chien de chasse. Il s’est
traîné jusqu’ici pour voir s’il ne pouvait pas me soutirer quelque chose. Ces
gens-là, je vous jure, ils flaireraient un œuf cru dans un tas de
fumier. » Elle lécha lentement ses doigts graisseux. « Je ne sais
pas… Je n’ai plus la volonté ou la patience de m’occuper d’eux. Ils sont libres
à présent, libres de crever de faim comme nous. » Puis, remarquant
l’expression de Liberty, elle ajouta : « Je ferai porter les restes
aux quartiers. On peut faire une bonne soupe avec les os bouillis. »
Après dîner, ils s’installèrent sur la véranda et
regardèrent les enfants se battre. Olivia offrit à Liberty une pipe bourrée
d’un tabac âcre mais pas désagréable, et assez puissant pour plonger son
cerveau dans un vertige plaisant.
« Peyton Camp m’en apporte de temps en temps. Il habite
un
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