Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
Vom Netzwerk:
crevette avait survécu et
grandi jusqu’à atteindre l’âge nubile, je lui aurais également offert une
progéniture. Pouvez-vous seulement imaginer la carnation, la texture de la peau
de ces enfants ? » Sa voix se perdit dans une séduisante rêverie
accessible à lui seul, posant en homme d’État au sommet d’une montagne, sur
fond limpide de ciel saphir strié de nuages théâtraux, d’une pureté incontestée
et flamboyante. « L’iniquité du monde, médita-t-il d’une voix feutrée,
lavée dans le sang de ma chair. Pouvez-vous imaginer une telle bénédiction ?
    — Mais le bébé est mort.
    — Oui, c’est regrettable. Une contrariété mineure, qui
ne saurait me détourner de mon projet voulu par Dieu.
    — Mais Wellington, n’est-ce pas un nom de garçon ?
Comment auriez-vous pu poursuivre ce projet si l’enfant était mâle ?
    — Je baptise ces bâtards comme je veux, bordel !
Et maintenant, retirons-nous dans la maison pour nous reposer à l’ombre de la
véranda. La journée a été rude. »
    Liberty trouva tout aussi éprouvant de gravir laborieusement
la colline en compagnie de son grand-père que de la dévaler en solitaire comme
il l’avait fait plus tôt. Le vieil homme continuait de pérorer, à sa manière
exaltée et décousue : selon lui, le taux de démence parmi les Noirs
augmentait régulièrement en remontant de la Pennsylvanie au Maine, mais diminuait
de moitié dans le Delaware, et ne cessait de décliner à mesure qu’on
redescendait vers la Floride : la ligne Mason-Dixon traçait non seulement
une frontière réelle entre le Nord et le Sud, mais une frontière virtuelle
entre la démence et la raison. Quelle extraordinaire statistique ! Et
saviez-vous qu’un écart permanent et sacré de dix-sept centimètres cubes de
volume crânien constituait un Grand Canyon intellectuel que jamais nos
inférieurs prognathes ne pourraient franchir ? Béni soit le nom du Seigneur !
Et que ce n’était pas un serpent mais Nachash, un jardinier noir résidant au
pays de Nod avec ses frères de charbon, qui avait présenté à Ève la pomme
tentatrice ? Contemplons Ses prodiges innombrables !
    Ce pot-pourri venimeux d’absurdités, de fantasmes
pathologiques et d’ethnologie dévoyée était débité d’un ton assez jovial, comme
s’il se contentait d’échanger les derniers potins locaux. Liberty, déprimé,
découragé, les rouages de son cerveau noyés dans un brouillard mucilagineux,
gardait bouche cousue – que rétorquer à tant de convictions
délirantes ? –, éprouvant un étonnement croissant à l’idée non que sa
mère ait eu l’audace de se rebeller et enfin de s’enfuir, mais qu’elle ait
supporté si longtemps de vivre sous le même toit que ce fou. Et il ne put
s’empêcher, pendant quelques instants qui le laissèrent pensif, d’évaluer la
probabilité qu’une portion – mais de quelle taille ? – de folie
ancestrale, à laquelle, consciemment du moins, il n’avait pas encore goûté, ait
été mise de côté pour lui par le destin.
    Sans cesser de jacasser comme un perroquet hystérique, le
vieil homme l’avait fait entrer dans la maison par la porte de service :
il le conduisit dans le couloir qu’il avait déjà exploré, puis en haut d’un
escalier imposant d’acajou verni, sous le regard accusateur d’une galerie de
portraits de Maury mâles remarquablement compassés, et enfin à une porte close
tout au bout d’un long couloir dénué d’ornements. Tout était sombre,
étrangement silencieux. Il tapa timidement à la porte, puis inclina la tête
comme s’il guettait un son provenant d’une galerie de mine. Il toqua encore,
guetta encore. « Ne bougez pas », ordonna-t-il, et il ouvrit
précautionneusement la porte, se glissa à l’intérieur. Liberty perçut bientôt
un rapide échange de consonnes sifflantes, puis un cri étouffé, puis plus rien.
La porte se rouvrit dans un craquement. « Vous pouvez entrer »,
annonça le vieil homme.
    La pièce était pratiquement hermétique, les volets baissés,
les fenêtres complètement masquées par plusieurs couches de lourdes tentures
vertes, l’air fétide et excessivement chaud. Sur une table de nuit se dressait
une bougie solitaire dont la flamme crachotante mendiait de l’oxygène, mais sa
lumière douteuse suffisait à révéler un éléphantesque lit à baldaquin aux
rideaux tirés sur trois côtés, où était allongée, sous un amas impressionnant
de

Weitere Kostenlose Bücher